NIETZSCHE ÉCLAIRÉ PAR BOUVERESSE
Nietzsche a-t-il vraiment dit tout et son contraire ? Est-il exact qu’il ait multiplié perspectives, changements de points et volte-faces au point de rendre impossible de discerner ses convictions ? Sa postérité aux mille visages dissemblables peut le faire croire. Chacun forgerait un Nietzsche à sa convenance, conforme à ses prédilections intimes, d’autant plus aisément que le gigantesque puzzle de l’œuvre ne dessinerait aucun paysage constant.
Ce n’est pas ce que pense Jacques Bouveresse. Car ce philosophe, professeur au Collège de France, disparu en mai dernier, n’était pas seulement celui qui fit découvrir Wittgenstein en France, qui défendit la rationalité en général, et en particulier la rigueur démonstrative en philosophie, contre les auteurs contemporains qui s’en affranchissaient sans vergogne. Fin germaniste, grand connaisseur de la culture allemande, Jacques Bouveresse, depuis 2014, a consacré plusieurs travaux à Nietzsche, dont il avait fréquenté les textes tout sa vie.
Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples montre sa familiarité profonde avec la montagne de fragments rédigés par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra. Tous les passages cités, qui sont abondants, ont été retraduits par Jacques Bouveresse. Son objectif n’est pas de « tout dire » sur Nietzsche (qui le pourrait ?), mais de remettre nettement en lumière certains traits majeurs de sa pensée, afin de dissiper des malentendus aujourd’hui largement répandus. Une visée polémique anime cette explication méthodique, qui s’organise autour de deux grands fils directeurs, qu’on peut globalement étiqueter « vérité » et « politique ».
Gilles Deleuze, plus encore Michel Foucault, et bon nombre de leurs commentateurs actuels ont diversement présenté Nietzsche comme le grand fossoyeur de l’idée de vérité. Parce qu’il dénonce effectivement de profondes illusions dans les démarches qui se proclament objectives – sciences, logique et même philosophies – beaucoup ont conclu de cette critique radicale que l’abandon de toute exigence de vérité était désormais acquis. Grâce à Nietzsche la vérité aurait enfin cessé d’être un but suprême à atteindre et même une simple réalité. Elle se serait révélée effet de langage, et surtout pur rapport de pouvoir. Les philosophes pourraient et devraient doncs’en passer… et célébrer cette libération !
Jacques Bouveresse rappelle combien rien n’est si simple. Car Nietzsche, d’un bout à l’autre de son existence, persiste à faire du devoir de chercher la vérité sa tâche unique, et la seule justification de tout périple philosophique. Mais sa vérité ne répond pas aux définitions habituelles. Elle se mesure avant tout au courage nécessaire pour se défaire radicalement de toutes les illusions qui réconfortent. Pour l’entrevoir, souffrir est inévitable, car la vérité peut être « effrayante et laide ». On ne saurait donc confondre la critique des conceptions habituelles de la vérité, que Nietzsche mène impitoyablement, avec l’affirmation de son inexistence ou le renoncement à sa recherche.
La question politique constitue l’autre fil directeur de l’analyse, axée sur la conception que Nietzsche se fait du pouvoir et de l’histoire. Sur ce point crucial, pas moyen, selon Bouveresse, d’écarter ni de minimiser le fait que seul le qualificatif de « réactionnaire » convient à l’ensemble des affirmations réitérées où Nietzsche se montre explicitement « anti-libéral, antidémocrate, antisocialiste. » Loin d’être anarchiste, ou même politiquement neutre, sa pensée glorifie la vie conçue comme une guerre perpétuelle « où les faibles doivent périr ».
De manière constante, Nietzsche récuse tout horizon de paix universelle et déteste, viscéralement, l’idée d’un bonheur pour tous. « La grande majorité des hommes sont sans droit à l’existence et sont au contraire un malheur pour les hommes supérieurs », écrit en 1884 le philosophe, qui en appelle au renforcement des inégalités, des hiérarchies, au rétablissement de l’autorité et de la discipline, quand ce n’est pas à « la nécessité d’un nouvel esclavage ». Dans cette perspective, où le pire danger vient de la domination des faibles, ce qu’on appelle « progrès social » équivaut à « décadence », « justice » devient synonyme de « déclin ». Sans doute n’existe-t-il pas de doctrine politique nietzschéenne à proprement parler, dans la mesure où le penseur ne préconise aucun mode précis de gouvernance et ne détaille aucun programme. Mais il glorifie sans arrêt la domination. Plus que tout, il honnit la liberté des faibles, abhorre l’égalité, exècre la fraternité.
Difficile, dans ces conditions, d’imaginer comment a pu être forgé le mythe d’un Nietzsche de gauche. Bouveresse consacre des pages rigoureuses et mordantes à cet « impossible devenu réel » par la magie des omissions et des détournements. Car les penseurs français des années 1960 et 70 font silence sur le soutien de principe du philosophe envers les despotismes comme sur son dégoût des compassions envers les dominés. Les causes de leur grand mutisme sont multiples. Elles vont de la nécessité alors supposée, pour toute œuvre de génie, de servir la cause du peuple jusqu’à la défiance gauchiste envers démocratie, suffrage universel et libertés républicaines, qui semblait rejoindre celle du maître. Le résultat n’en reste pas moins si aberrant que Jacques Bouveresse se demande quel est le plus trompeur : les fantasmagories qui ont fabriqué un faux Nietzsche nazi avant l’heure, alors qu’il abomine l’antisémitisme et le nationalisme allemand, ou bien les élucubrations qui ont bricolé un pseudo-Nietzsche révolutionnaire-libertaire, alors qu’il récuse, avec une virulence récurrente, tout ce que cette idéologie suppose.
Chemin faisant, d’autres thèmes croisent ces deux fils principaux, notamment le rôle clé de la volonté de puissance, le nihilisme, les vertiges de l’inconnaissable. Parmi les auteurs convoqués se trouvent Clément Rosset, Dominique Losurdo, Louis Pinto et des historiens experts des idées politiques au XIXe siècle qui ne partagent pas la tendance à juger Nietzsche innocent et décontextualisé. Le tout est évidemment bien informé, scrupuleusement vérifié – et, en fin de compte, aussi intéressant à suivre qu’important à discuter.
Car les débats demeurent intenses autour de la figure de Nietzsche. Le sens et la portée de sa démarche, les conséquences à venir de son œuvre suscitent de multiples discussions qui ne sont pas près de se clore. Cet essai marquant ne saurait y prétendre. D’autant qu’il soulèvera de nouveaux désaccords. Mais on ne pourra l’ignorer.
LES FOUDRES DE NIETZSCHE
ET L’AVEUGLEMENT DES DISCIPLES
de Jacques Bouveresse
Postface de Jean-Jacques Rosat
Hors d’atteinte, « Faits et idées », 376 p., 20 €