Quand l’exigence de justice devient folle
Tout le monde le reconnaît : un sentiment profond d’injustice a fait naître le mouvement des gilets jaunes. Une colère s’est levée contre inégalités, abandons, formes multiples de mépris. Cette exigence de justice, perçue d’abord comme légitime, a paru se perdre, très vite, dans les surenchères : ce n’était pas la suppression d’une mauvaise taxe qui était demandée, mais la démission du président, l’augmentation du smic, le référendum d’initiative citoyenne, le changement de république, etc., etc. Très vite aussi, violences et saccages s’en sont mêlés, considérés le plus souvent comme dérives, infiltrations ou manipulations du mouvement. Mais on a oublié de se demander quel processus pouvait relier les trois – désir de justice, surenchères, destructions. Or ce processus existe, et débute justement par le désir de réparer ce qui cloche.
Il va de soi que pareil élan est universel et noble. « Désir de justice : ce serait presque une définition de l’être humain », souligne le philosophe Paul Audi dans un essai lumineux qui vient de paraître, Réclamer justice (1). J’emprunte à ce penseur original, l’un des plus fins de sa génération, une première idée : contrairement à ce qu’on pense spontanément, ce profond désir de l’humanité qu’est l’exigence de justice n’a rien à voir avec le droit, le règne des lois et l’arsenal des juristes. Car les lois sont lois sont patientes, précises, tatillonnes, alors que l’exigence de justice est floue.
Son imprécision tient à son caractère infini. Vouloir que le monde devienne juste est une demande sans fin. Elle exige toujours plus. Jamais personne, nulle part, ne dira l’histoire achevée, le monde devenu entièrement juste. Cet infini de la justice s’oppose à l’existence réelle des lois : celles-ci constituent des limites, alors que le désir de justice, lui, est sans limites. Le système du droit pose des bornes, que la demande de justice ignore, ou renverse. Quoi qu’elle fasse, la loi ne sera jamais assez juste, elle paraîtra toujours bancale ou exiguë. La surenchère n’est donc pas un accident, un excès, quelque chose qui viendrait en plus. Au contraire, elle est consubstantielle à cette exigence insatiable que constitue le désir de justice.
Et la violence ? Elle naît d’abord de la colère engendrée par une injustice ponctuelle. Qu’on songe à la célèbre fureur d’Ajax, telle que la décrivent l’Odyssée (Livre XI), l’Ajax de Sophocle ou encore les Métamorphoses d’Ovide. Le héros s’attendait à recevoir, légitimement, les armes d’Achille, mort au combat. C’est Ulysse qui se les voit attribuées, le spoliant injustement. Ajax, halluciné, fou de colère, est pris d’une rage de tuer démesurée, massacre des moutons, croyant assassiner des guerriers grecs. Cette scène classique illustre l’hubris, la perte de toute mesure, qui transforme souvent révolte légitime en délire destructeur. Il n’y a sans doute pas tant de distance qu’on croit entre Ajax et les gilets jaunes. Leur commune leçon : faire voir le paradoxe central du désir de justice, capable de se transformer en son contraire. Au nom de la réparation d’un dommage réel, la colère échappe à tout contrôle. Et génère de l’injustice.
Et même de la terreur, du totalitarisme, de la destruction. Il suffit, pour en arriver là, que le désir de justice exige tout, tout de suite. Ce qui lui est naturel, car le rêve d’une justice sans délais, sans réserve, sans limites habite aussi le coeur humain. Vouloir, d’un seul coup, rendre le monde intégralement juste, voilà pourtant, paradoxalement, le plus puissant ressort des crimes de masse aussi bien que des petites émeutes. Que la justice règne, que le monde périsse : cette maxime ancienne (Fiat justitia, pereat mundus) est celle de la pureté exterminatrice. On la trouve à l’œuvre, depuis des siècles, dans les occasions les plus diverses.
Voilà pourquoi, on l’aura compris, le mouvement des gilets jaunes ne saurait être satisfait, encore moins arrêté, par des mesures légales, concrètes et réalistes. Est-ce à dire que l’on devrait se résigner aux injustices, laisser en place les inégalités, se satisfaire du désordre établi ? Certainement pas. Toutefois, si l’on veut que le monde survive au lieu de périr, que les hommes y soient libres au lieu de plier sous un pouvoir totalitaire, il faut commencer par considérer l’exigence de justice totale toujours comme horizon, jamais comme objectif immédiat. Faire ainsi n’est pas abandonner l’idéal de justice. Au contraire, c’est le préserver.
- Paul Audi, Réclamer justice (Galilée, 154 p.,16 €)