« Retrotopia », de Zygmunt Bauman
RETOUR ARRIÈRE, LE NOUVEAU RÊVE?
Notre époque a inventé les lendemains qui pleurent. Ils chantaient, autrefois. Leur noirceur, à présent, nous laisse fort dépourvus, depuis que sur l’avenir se sont accumulés, dans notre imaginaire, cataclysmes et apocalypses, effondrements redoutés, catastrophes annoncées. Alors que faire ? Se tourner vers le passé, avec le désir de ressusciter des hier radieux.
C’est ainsi que, faute de futur désirable, on rêve désormais de retour arrière. Hier, c’était mieux, croit-on. En quoi ? Au choix : le monde était plus stable, les gens plus sereins et mieux équilibrés, la société plus protégée, l’autorité clairement exercée, les frontières vraiment surveillées… Ce n’est qu’un fantasme, l’image d’un passé fabriqué, cela va de soi. Les travaux des historiens montrent combien le réel n’a jamais existé sous les traits harmonieux qu’on lui prête. Qu’importe… puisque ce qui compte est avant tout d’espérer. Si l’on ne peut avoir demain pour horizon, on s’invente de revenir à hier. Ainsi est née la « rétrotopie », selon le terme choisi par Zygmunt Bauman (1925-2017) pour indiquer cette attitude, aujourd’hui au cœur de tous les populismes, et de bien d’autres mouvements. Elle préfère le passé à l’avenir, la régression au progrès. Elle choisit, plutôt que l’utopie à l’horizon, le retour vers un monde perdu.
Sociologue, philosophe, penseur agile et inclassable, Bauman a achevé juste avant de mourir l’essai intitulé Retrotopia. Cette publication posthume confirme, si besoin était, l’extrême acuité de son regard. Car le penseur de la « société liquide » – devenu célèbre, sur le tard, pour une série d’essais radicaux et allègres – va bien au-delà du premier constat que l’on vient d’esquisser. Bauman analyse la montée des violences et le sentiment général d’insécurité qui hante notre temps comme les symptômes d’un déclin de l’autorité étatique, faisant resurgirl’« état de nature » selon Hobbes, autrement dit la « guerre de tous contre tous ».
« Fosses communes »
Sous la plume de l’essayiste, le portrait de notre monde devient rapidement très noir. Car aux violences, liées notamment au nombre faramineux d’armes en circulation et aux informations continues, s’ajoutent le retour des tribus dans les multiples résistances identitaires rêvant de revenir à la nation d’hier, et l’accroissement des inégalités, et le fait qu’elles sont présentées comme étant sans remède. La situation est encore renforcée, sinon verrouillée, par renversement du rôle qu’on attendait des réseaux sociaux. Ils étaient destinés, croyait-on, à défaire les frontières et à ouvrir le monde. Ils s’emploient à durcir les similitudes et à renforcer les clôtures.
La conclusion de Bauman est donc sans appel. Ses toutes dernières lignes le montrent assez : « Nous – habitants de la Terre – nous retrouvons aujourd’hui, et comme jamais, dans une situation parfaitement claire, où il s’agit de choisir entre deux choses : la coopération à l’échelle de la planète, ou les fosses communes. » Il n’est pas du tout sûr que cette alternative soit si claire, ni d’ailleurs si radicalement tranchée. Toutefois, quels que soient les prises de distances et les désaccords que ce livre peut susciter, il faut s’y plonger, sans hésitation. Les éléments de son diagnostic sont finement discernés, intelligemment creusés. Mais, pour le traitement, comparer avec d’autres avis serait judicieux.