Eloge de l’inachèvement perpétuel
Qui lit encore Etienne Souriau ? En apparence, pas grand monde. Ce philosophe français semble tombé dans l’oubli. Né à Lille en 1892, mort à Paris en 1979, à 87 ans, ce normalien promotion 1912 a survécu à la Grande guerre avant d’être reçu premier à l’agrégation en 1920. Professeur d’université à Aix-en-Provence et à Lyon avant d’enseigner à la Sorbonne, il a déployé, au fil d’un quinzaine d’ouvrages disséminés entre 1925 et 1975, une pensée esthétique d’une richesse et d’une profondeur singulières. Non pas un « philosophie de l’art », comme on le dit trop vite, mais une conception bien plus vaste, où la philosophie se trouve englobée, envisagée comme un art parmi bien d’autres. L’œuvre est touffue, complexe et sensible, novatrice à plus d’un titre. Elle sort à petits pas du purgatoire. Isabelle Stengers et Bruno Latour avaient présenté en 2009 la réédition de Des différents modes d’existence (PUF) paru en 1943. L’année dernière, un livre collectif lui a été consacré (Etienne Souriau, Une ontologie de l’instauration, Vrin). Aujourd’hui, David Lapoujade, avec Les existences moindres, consacre à plusieurs aspects décisifs de cette pensée un essai intéressant.
Il n’y a pas qu’une seule manière d’exister. Une table, Hamlet, un électron, une racine carrée existent, mais différemment. Ce qui importe, dans ces multiples existences dissemblables, ce sont d’abord les manières. On ne les confondra pas avec les regards que portent les observateurs. Souriau se sépare de la phénoménologie en prêtant attention aux phénomènes plutôt qu’à la conscience. Ce qui l’intéresse, selon David Lapoujade : ces « âmes instantanées » qui configurent les choses, des formes d’âme non humaines, marquées par une plus ou moins vive intensité d’existence. Le passage d’un mode d’existence à un autre s’opère par le biais des « virtuels ». Autour de chaque chose réelle se profile en permanence une foule de bribes, de bordures, une nuée de potentialités : l’arche du pont est cassée, mais la courbe se poursuit invisiblement dans le vide, et avec trois phrases Henry James sait d’un coup qu’il tient un roman… Les virtuels ont le pouvoir inouï de redistribuer le monde, d’inverser les perspectives. « Si fragiles soient-ils, souligne David Lapoujade, ils ont cette puissance de troubler l’ordre du réel »
Dès lors, le monde a beau être plein, il est toujours inachevé. Mieux : chaque chose, parfaitement existante, se révèle, virtuellement, en voie de métamorphose. Vu sous cet angle, l’inachèvement n’est pas un manque, une marque d’incomplétude. Pas même un état transitoire. Encore moins une imperfection. Au contraire, il apparaît comme le moteur secret des devenirs. Il est tapi dans ces « existences moindres » qui entourent toute chose comme un halo, et font basculer son existence en une autre.
La lecture de David Lapoujade révèle un philosophe de la pluralité, un penseur des processus, des mouvements, des intensités. Après avoir édité et commenté Deleuze, étudié Bergson, scruté William James, il n’est pas si étonnant que David Lapoujade, qui enseigne la philosophie à Paris-I Panthéon-Sorbonne, découvre et fasse découvrir Souriau. Il prolonge ainsi sa propre méditation métaphysique. Et sans doute une volonté d’ouvrir, dans le paysage contemporain, d’autres chemins que ceux qui ne mènent nulle part.
LES EXISTENCES MOINDRES
de David Lapoujade
Les éditions de Minuit, « Paradoxe », 94 p., 13,50 €