Macron est-il une illusion ?
Un homme jeune, sans véritable carrière politique derrière lui, sans réelle expérience du terrain. Sans longue pratique des rouages institutionnels et géopolitiques, sans affiliation à un parti, donc sans appareil pour le soutenir. Il y a un an, personne n’aurait imaginé un candidat à l’Elysée avec ce profil. Pourtant, Emmanuel Macron se trouve aujourd’hui en position de présidentiable. Malgré (ou à cause de) une absence de programme détaillé, explicite et chiffré, quelques grandes lignes mises à part. Malgré (ou à cause de) des sensibilités contraires parmi ceux qu’il attire, des personnalités disparates au cœur de ses soutiens. La suite, pour l’instant, n’est pas écrite. Impossible d’en préjuger. Mais, si l’on veut tenter d’y comprendre quelque chose, une vieille notion philosophique s’avère utile et éclairante : l’illusion. Précisons d’emblée, pour éviter les malentendus, qu’elle n’est pas nécessairement péjorative. Parler d’illusion ne dit rien du succès ni de l’échec à venir. C’est sur une relation particulière du désir et du réel que porte cette idée d’illusion.
Retracer son histoire exigerait un volume épais. Elle parcourt en effet toute la philosophie, de Platon jusqu’à Freud, en passant notamment par Spinoza et par Nietzsche. Les points à retenir ? L’illusion n’est pas une erreur. Une erreur se dissipe quand advient la connaissance. Au contraire, l’illusion persiste, ne se dissout pas, même quand on sait pertinemment qu’elle ne correspond pas à la réalité. Par exemple, les illusions d’optique ne s’arrêtent pas parce qu’on a compris combien ce qu’on voit diffère de ce qui est. En ce cas, la persistance a des causes physiques. Mais le plus souvent les causes faisant perdurer l’illusion sont psychiques : sa puissance provient de nos fantasmes. Sous des formes diverses, elle peint le monde tel qu’on voudrait qu’il fût, et non tel qu’il est. Elle construit une représentation de la réalité conforme à nos souhaits, et susceptible d’exaucer nos désirs. C’est sous cet angle que Freud, dans la lignée des Lumières, considère la religion dans L’avenir d’une illusion (1928) : une fable qu’on ne veut pas abandonner, parce qu’on y tient, parce qu’elle console, donne sens à l’existence, fait espérer un monde meilleur. L’important n’est pas qu’elle soit vraie, mais qu’elle rassure en déployant un horizon compatible avec nos aspirations.
En ce sens, tout discours politique, a fortiori en période électorale, contient sa part d’illusion. Il semble toutefois que celui d’Emmanuel Macron en est habité plus nettement que d’autres. Encore ministre, le 8 mai 2016, à Orléans, il avait lancé sa campagne sous le signe de Jeanne d’Arc. Elle « a fendu le système » et « a su rassembler ». « Elle était un rêve fou, elle s’impose comme une évidence ». Pourquoi ? Parce qu’elle a eu « l’intuition » de l’unité, de la possibilité de réunir pour défendre la France ceux de ses enfants qui, depuis si longtemps, se faisaient la guerre, Elle parvint à les regrouper « dans un mouvement que rien n’imposait ». Il s’agit d’en faire autant ! Ce ton prophétique et inspiré ne paraît ni anecdotique ni circonstanciel. Il y a quelques jours, le candidat insiste de nouveau sur la dimension « mystique » et « christique » de la politique. Sa ligne principale semble bien être l’intuition plutôt que les chiffres, la grande mission plutôt que les mesures précises, l’ambition collective plutôt que le programme et sa comptabilité.
Autrement dit : des désirs qui se veulent la réalité. Qui se convainquent d’être assez forts pour engendrer le monde quand celui-ci diffère de leur attente. Cette structure est précisément celle de l’illusion. Chez ceux qui soutiennent le candidat, cette même structure est à l’œuvre : le désir de croire en son charisme prime sur le reste. Cette foi est supposée générer sa propre réalité, et permettre de surmonter les clivages séparant ceux qui entrent dans le mouvement… Ce qui est désiré ? Un homme nouveau, un dépassement des découpages anciens, un ajustement de la France au monde qui n’oublierait pas la justice sociale. Voilà qui est certes légitime et respectable, mais fort vague. Et qui pèse évidemment moins que les dures réalités de la dette, du terrorisme, des tensions internationales. Les temps qui viennent diront si le rêve se maintient, voire s’amplifie, ou si les réalités l’écornent.