Il est libre, Ralph !
Il n’est jamais là où on l’attend. Toujours il refuse d’être figé dans une image, un rôle, un profil. Ce qui l’intéresse ? Sûrement pas être classé, célébré, considéré. Plutôt de marcher seul, insoucieux de tous les héritages. Avancer là où personne n’est encore allé, se rendre au plus près des choses – les plus banales, les plus ordinaires –, avoir confiance en soi assez fortement pour se perdre dans la nature et mieux s’y retrouver… c’est cela qui lui ressemble. Peu lui importe que vous le dénommiez poète ou essayiste, philosophe ou prophète. Etre libre lui suffit. En fait, il quitte chaque fois ce qu’il est devenu. Pasteur, il abandonne. Marié, il se retrouve veuf. Père, il voit mourir son fils. Enfant de l’élite, il choisit de descendre l’escalier pour se retrouver plus haut : « J’embrasse le commun, je m’assieds au pied de ce qui est familier, bas, et je l’explore. » Ralph Waldo Emerson (1803-1882) est un génie inclassable.
Une « âme sœur »
L’originalité du travail de Raphaël Picon est de proposer une biographie intellectuelle de cet arpenteur de nouveaux mondes. Travail utile, car Emerson demeure souvent méconnu des francophones d’aujourd’hui. Comme si, en dépit de traductions récentes et de diverses tentatives de redécouverte, quelque chose empêchait de l’approcher. On a beau savoir qu’Emerson a correspondu longuement avec Thoreau, avec Carlyle, que Nietzsche voyait en lui une « âme sœur », qu’il est reconnu comme frère ou éclaireur par d’innombrables lecteurs anglo-saxons, il demeure plus ou moins « inapprochable » pour nos concitoyens. Peut-être plus pour longtemps. Grâce à ce livre, en effet, l’accès devient plus simple.
Raphaël Picon explore les jeux de miroir de la vie et des textes. On suit donc Emerson de son enfance à Boston à sa mort à Concord (Massachusetts), quelques miles plus loin dans les terres, en découvrant pas à pas ses enthousiasmes et déceptions, les tournants de sa pensée et les facettes de l’œuvre. Fasciné par Montaigne et par le gai savoir des poètes, découvreur de l’hindouisme, lecteur de Confucius et des soufis, ami de la désobéissance et de la protestation, anti-esclavagiste, féministe, éprouvant au spectacle de la nature « une joie au bord de la peur », ce voyageur est attachant et imprévisible. Enthousiaste et sceptique, puritain et romantique, lyrique et réservé, il proclame explicitement l’indépendance littéraire et intellectuelle de l’Amérique. Refusant de séparer vertu et quotidien, infini et coin de la rue, c’est à l’inspiration et à l’extase qu’il croit – ce « sublime ordinaire » des gestes simples.
Est-il philosophe ? La question, ces dernières décennies, a préoccupé l’Américain Stanley Cavell, récemment la Française Sandra Laugier. Répondre « oui » implique de remanier notre représentation de la philosophie, d’estomper ses frontières avec la littérature et la poésie. Mais aussi entre les livres et la vie. Emerson l’explique clairement, dans une conférence célèbre donnée à Harvard en 1837 : « Au lieu de l’homme pensant, nous avons un rat de bibliothèque. Nous avons une classe de lettrés qui vénèrent les livres en tant que tels. » Il préfère pour sa part la nature, les humains et les choses, les chemins de traverse, les galaxies tapies dans leur poussière. Libre, à ses risques et périls. Pas étonnant, en fin de compte, qu’il soit parfois malaisé de l’approcher.
Emerson. Le sublime ordinaire, de Raphaël Picon, CNRS Editions, 352 p., 25 €.