Les petits casseurs de tombes
Stèles fracassées, sépultures ouvertes, monuments saccagés, symboles religieux jetés à terre… Ce spectacle de désolation, on le connaît maintenant trop bien. Il vient, de nouveau, de frapper le cimetière juif de Sarre-Union (Bas-Rhin). Ces derniers jours, en Normandie comme en Aquitaine, des cimetières chrétiens ont été à leur tour profanés. En Alsace, les auteurs de cette profanation sont présentés comme des lycéens sans histoire. Chaque fois, cette sauvagerie survient dans un coin de France calme, rural, ordinaire. Du coup, on tente de se rassurer à bon compte : les vandales seraient plus ou moins irresponsables. Avant tout résultat d’enquête, la première tendance est d’amoindrir la portée de leur geste, de le vider de sens. Les casseurs de tombes sont supposés être privés de jugement, victimes d’on ne sait quoi – perte de repères, chômage, crise…
Cette banalisation soulage : si les profanateurs ne sont que des ados, des idiots, des fêtards éméchés ou drogués, on peut classer le dossier. Circulez, il n’y a rien à voir. Voilà qui est illusoire et dangereux. Au contraire, c’est l’attitude inverse qu’il convient d’adopter. En effet, moins les auteurs de ces délits ont conscience du sens et de la gravité de leurs actes, plus il y a de quoi s’interroger. Inutile de dire, avec Rimbaud, « on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans « , car on a déjà intégré le respect des morts, à moins d’être étranger à la commune humanité. On peut bien ignorer le nom de Sophocle, n’avoir jamais entendu parler d’Antigone, on sait malgré tout qu’existent des « lois non écrites, inébranlables « exigeant de respecter les sépultures, les rites d’inhumation, les frontières entre morts et vivants.
Ces lois « ne datent […] ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles », comme dit l’héroïne de Sophocle. Elles existent depuis qu’il y a des humains, seuls parmi les vivants à prendre soin des morts et de leurs tombeaux, à les vénérer ou à les respecter. Enfreindre ces lois universelles, que ce soit par ignorance ou par provocation, c’est en fait briser le lien humain – son ancrage le plus ancien et le mieux établi. Le premier constat est donc tout sauf anodin : la plus simple, la plus élémentaire humanisation a échoué, en ce qui concerne les auteurs de ces actes. Echec des familles ? De l’école ? De l’époque, de la société, de toutes les instances éducatrices ?
A Sarre-Union, soixante-dix ans après la Shoah, dans une région passée naguère sous contrôle des exterminateurs nazis, c’est un cimetière juif qui a été pris pour cible. Avec saluts nazis, « Heil Hitler ! », urine, crachats et injures diverses, et non par erreur ou par hasard, comme les lycéens avaient commencé par le faire croire. Il y a de quoi, une nouvelle fois, être attentif et inquiet. Certes, au premier abord, des années-lumière semblent séparer ces ados destructeurs des assassins djihadistes. En regardant de plus près, pourtant, plusieurs traits finissent par les rapprocher, aussi incroyable que cela paraisse d’abord. Leurs cibles sont les mêmes : les juifs, à tuer quand ils sont vivants, à effacer quand ils sont morts. Leurs barbaries se rapprochent, partageant une forme intense d’inhumanité, capable là de tuer par balle des innocents, ici de bousculer des cadavres. Et tous sont français, nés dans l’Hexagone, élevés dans la République.
Rien ne laissait soupçonner, comme on dit, qu’ils feraient des choses pareilles. Ce qui frappe le plus, en fin de compte, c’est l’imprévisibilité : de si charmants voisins, des gens sans histoire, de braves garçons. « Personne n’aurait pensé… on ne pouvait pas soupçonner… je n’aurais jamais cru… » Toutes sortes d’interprétations sont disponibles, après coup – de type sociologique, psychanalytique, géopolitique… Mais, jour après jour, voilà que ces gens prétendument « comme tout le monde » se retrouvent, d’un coup, les uns avec des kalachnikovs, les autres avec des marteaux, en train de tuer des juifs vivants ou d’injurier des juifs morts. La haine ne se lit pas sur les fronts. Elle ne tord pas les bouches en permanence. Nous voilà donc entrés dans le syndrome de l’eau dormante. Rien ne laisse soupçonner le pire. Mais il éclate au visage. Il est donc temps, désormais, de s’employer à soupçonner – lucidement, raisonnablement, systématiquement -, même si cela ne fait ni envie ni plaisir.