Bref éloge du doute
« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. » Le diagnostic – établi par Nietzsche en 1888, dans « Ecce Homo » – paraît plus actuel et plus utile que jamais. Car notre époque voit proliférer et se durcir des kyrielles de pseudocertitudes affolantes. Elles engendrent des flots de discours, mais aussi des actions marquées par le délire et la déraison.
Complotistes, islamistes et djihadistes, collapsologues fanatiques de décroissance, néonazis, suprématistes blancs – par exemple… – rivalisent ainsi de certitudes qui les font délirer. Il n’est pas question de les mettre dans le même sac : des différences colossales et insurmontables les séparent. Malgré tout, ils ont en commun avec bon nombre d’autres contemporains d’être habités de convictions arrogantes, de se croire certains de détenir des vérités, de se considérer par là même justifiés à les mettre en oeuvre quoi qu’il en coûte.
Contre cette montée des dogmatismes, il faut rappeler combien le noyau dur de l’attitude philosophique est au contraire constitué, depuis Socrate, par une forme spécifique de prise de distance envers les certitudes – même les mieux assurées, même les plus répandues. Il faut préciser que ce n’est évidemment pas toute certitude, quelle qu’elle soit, qui fait déraisonner. Que deux et deux fassent quatre, nul n’en doute. Mais cela ne suscite aucune fantasmagorie. La dérive commence seulement quand une croyance est confondue avec un savoir, quand une conviction forte est prise pour une vérité absolue.
Au nom de cette certitude mal fondée – mais que l’on imagine unique, parfaite, et donc indiscutable – il va paraître légitime d’agir pour la faire régner. Elle doit triompher et dominer. Elle justifie d’éliminer ceux qui ne la partagent pas. Les gens qui doutent, qui critiquent ou qui s’opposent, deviennent autant d’ennemis à éliminer. Si besoin est, on jugera légitime de les asservir, de les torturer ou de les tuer. La certitude, en rendant fou, rend barbare. Le doute, jamais.
Surtout dans ses usages volontaires. Si le doute banal et quotidien est synonyme d’hésitation, d’indécision, parfois de soupçon, il en va tout autrement du philosophique. Ce doute s’est développé, des Grecs à nos jours, sur deux versants distincts. Son premier versant regroupe des penseurs sceptiques, dont le doute est définitif. Ils considèrent en effet qu’il nous est impossible d’accéder à la vérité. De multiples nuances distinguent leurs variétés de scepticisme, qui vont, chez les Anciens, de Pyrrhon à Sextus Empiricus, et de Montaigne à Hume et à Bertrand Russell chez les Modernes. Sur autre versant, le doute est au contraire provisoire. Il découle d’une décision volontariste. Méthodique, il devient voie d’accès conduisant à une connaissance exacte. C’est le chemin inauguré par Descartes, et emprunté à sa suite par tous les protocoles d’investigation scientifique.
Sur ses deux versants, le doute philosophique introduit toujours, dans l’esprit de chacun, une distance envers ses propres convictions. Il s’agit de ne plus adhérer aveuglément à ce que l’on pense, afin de commencer à l’examiner et à le mettre à l’épreuve. Socrate demeure le modèle insurpassable de cet art du décollement de soi, prise de distance envers ce qu’on « croit » vrai, alors qu’on ne « sait » pas si c’est réellement le cas.
Sans douter, le complotiste s’imagine posséder le sens caché des événements. Il connaît d’avance la tromperie des médias, les subterfuges de l’information. Sans douter, le djihadiste est certain que le califat mondial est souhaitable et les mécréants tous infâmes et impies. Le collapsologue a la certitude que tout va s’effondrer, que la fin approche et que le capitalisme en est seul responsable. Le suprématiste blanc comme le néonazi sont certains que la race aryenne supérieure est menacée et doit être sauvée par tous les moyens. Ni eux ni beaucoup d’autres ne regardent leurs convictions comme des croyances dont il serait possible de douter.
Seule la distance à soi-même qu’instaure un doute philosophique est indispensable pour ne pas devenir fou, ni barbare. Elle n’empêche pas d’avoir des partis pris, ni de les défendre. Mais elle interdit de confondre ces choix avec des certitudes, exige de les considérer comme des préférences, et non des connaissances. Dans cet espace ouvert par le doute viennent fleurir notamment l’humilité intellectuelle, la tolérance envers les autres, le sens de l’humour et de l’autodérision. Des bienfaits en voie de raréfaction.