« Leo Strauss. Philosophe politique », d’Adrien Louis
MODERNITÉ, DÉPOLITISATION, MÊME COMBAT ?
Leo Strauss (1899-1973) est un philosophe majeur mais déconcertant. De l’Allemagne d’avant Hitler aux universités américaines, son parcours évoque celui de Hannah Arendt, dont le rapproche également une vive attention aux clivages entre Anciens et Modernes en philosophie politique. La puissance et la diversité de son œuvre sont désormais connues : il éclaire Platon et Machiavel aussi bien que Maïmonide et Xénophon, réhabilite la quête de vérité de la philosophie contre le relativisme des sciences humaines, explore les ruses des philosophes classiques pour délivrer des messages cachés. Entre autres. Devenu référence capitale, il n’en demeure pas moins énigmatique, en tout cas déroutant, parce que son œuvre entrecroise plusieurs paradoxes.
On dirait que Leo Strauss, qui déchiffre de grandes pensées, s’ingénie à crypter la sienne. Par exemple, il critique la modernité et souligne combien les philosophes de l’Antiquité possédaient une compréhension du politique, de ses valeurs et de ses enjeux, que nous avons perdue. Malgré tout, quand il scrute Platon ou Aristote, il n’en tire aucun enseignement explicite qui viendrait s’appliquer à notre temps. Pierre Manent, dans son introduction à la subtile et savante lecture conduite par Adrien Louis, souligne à juste titre, chez Strauss, « un balancement constant et incommode entre une promesse forte de vérité et de compréhension des phénomènes politiques et des commentaires d’œuvres qui nous dérobent sans cesse une telle compréhension et une telle vérité ».
Ce qu’il désigne d’une main, Leo Strauss semble donc l’escamoter de l’autre. Mieux encore – ou pis encore, comme on voudra –, ce philosophe considère constamment que le politique doit occuper une place centrale dans la réflexion, mais… ne dit rien, ou presque, des grands phénomènes de son temps ! Communisme, fascisme, nazisme lui inspirent des remarques rares et banales. De même, les conflits qu’il a sous les yeux entre conservateurs, libéraux et communistes. Reste à comprendre le sens de ces étrangetés. Ce n’est pas simple, et réserve des surprises.
Questions cruciales
Le grand mérite du travail d’Adrien Louis est de se confronter à cette série d’énigmes, et d’en tirer des leçons dépassant de très loin un simple exercice d’exégèse. Une chose est de rédiger une thèse, une autre d’esquisser une approche singulière de notre époque. En creusant les bizarreries de Leo Strauss, ce jeune philosophe débouche sur des questions cruciales. Son hypothèse est en effet que l’apparent désintérêt du maître envers son siècle découle de sa conviction centrale : la modernité a perdu, sans retour, la réalité du politique. Les clivages modernes qui semblent opposer conservateurs, libéraux et communistes seraient moins puissants que les liens qui les unissent. Cette dépolitisation est pour Leo Strauss l’indice du nihilisme triomphant. Au contraire, un penseur comme Claude Lefort la considère comme une possibilité de réinvention de l’histoire, donc d’espoir.
Mine de rien, l’exercice de lecture conduit par Adrien Louis ne se contente pas d’être exigeant, inventif, voire étonnant. Il fait entrevoir finalement ce qui est le plus utile et le plus important à défendre, à présent, dans la démocratie : la liberté effective, pour chacun, de décider au sein d’une société d’égaux. Faut-il rappeler que c’est éminemment actuel ?