La mort de Paul Virilio, urbaniste et philosophe
Paul Virilio, 86 ans, a succombé à un arrêt cardiaque le 10 septembre et a été inhumé dans l’intimité le 17 septembre. Sa famille a rendu publique l’annonce de sa disparition mardi 18 septembre. Cette relative lenteur était dans sa manière. Il n’aimait guère le spectaculaire, détestait l’esbrouffe et se méfiait plus que tout du culte de l’accélération qui a envahi nos sociétés.
Critique radical de la société des images, comme son très proche ami Jean Baudrillard, il avait en effet la conviction que pour être durablement efficace il est devenu préférable d’être discret. Parler trop fort lui semblait le moyen de n’être pas entendu. Il portait donc sur notre époque des diagnostics effoyables, mais d’une voix feutrée, presque timide, en ayant presque l’air de s’excuser. Dans les années 1970-1990, ses analyses – distillées dans de nombreux essais et interventions, inspirant aussi des expositions – passaient pour de noires prophéties. Avec le temps, beaucoup se sont révélées justes,
Né à Paris en 1932, Paul Virilio avait été marqué par l’expérience de la guerre. Il avait vécu en particulier le bombardement de la ville de Nantes en 1943, où il disait avoir fait pour la première fois l’expérience intense de la disparition et de la destruction, traits dominants, à ses yeux, du monde qui a émergé au XXe siècle. Ce bombardement fut pour lui un traumatisme fondateur. On y trouve les thèmes qui seront au centre de sa réflexion : la guerre comme état général du monde contemporain, la vitesse de destruction comme facteur déterminant, l’espace de la ville en voie d’anéantissement, la face mortifère de la puissance technique.
Le fil directeur qui les relie – au long d’une œuvre en constante évolution, élaborée par facettes, dans un parcours singulier entre architecture et urbanisme, sociologie et engagement personnel – est avant tout l’idée d’une « dimension tragique du progrès ». On a parfois confondu cette idée avec un pessimisme systématique. On l’a souvent considérée comme une dénonciation, grincheuse et excessive, de toutes les catastrophes déjà en cours dans notre quotidien : villes saturées, communication manipulée, espace quotidien quadrillé, contrôlé, surveillé.
Pourtant, Paul Virilio ne vouait pas notre époque aux gémonies par désespoir. Au contraire, il avait tendance, comme Churchill, dont il aimait citer cette phrase, à « voir une chance derrière chaque calamité ». Encore faut-il mettre en lumière les calamités, au lieu de se contenter des discours célébrant les seuls bienfaits de la technique. Il ne voulait pas « faire peur », mais inciter à « faire face ». Il pratiquait, somme toute, un catastrophisme d’éveil.
Car, pour Virilio, chaque progrès apporte évidemment des avantages inédits, mais aussi des catastrophes inconnues avant lui. Les trains inventent les déraillements, les avions les crashs. En insistant ainsi sur les menaces, il passait, sans doute inévitablement, pour une Cassandre qui broie du noir. Et pourtant, si l’on recense les méfaits du monde contemporains qu’il a décrits il y a trente ans ou plus, on devra conclure qu’il a su sentir les dangers avant les autres.
Par exemple, il a parlé très tôt de l’accélération globale du monde et du « turbo-capitalisme », du « chaos numérique », de la guerre généralisée sur écrans, du « communisme des affects » qui nous fait vivre les mêmes émotions d’un bout à l’autre de la planète. Il fut parmi les premiers à s’intéresser au télétravail, à la révolution numérique, à la domotique, à la transformation de l’humain en un corps « intégralement surexcité ». Quantité de thèmes devenus aujourd’hui évidents dans la réflexion politique et l’action militante ont été abordés et explorés par Virilio à un moment où personne, ou presque, ne s’y intéressait.
Sans doute fallait-il avoir un parcours atypique pour porter sur le monde ce regard différent. La trajectoire de Paul Virilio l’a conduit de l’art à l’architecture, de l’urbanisme à l’analyse de la guerre, et de là aux mutations du monde contemporain. On pourrait avoir l’impression d’un nomadisme. Il existe en réalité, dans ce parcours inhabituel, une cohérence interne qui permet d’expliquer l’acuité de ses intuitions.
Il reçoit d’abord une formation de maître verrier à l’Ecole des métiers d’art de Paris, tout en suivant à la Sorbonne les cours de Vladimir Jankélévitch et de Raymond Aron. Il enseigne ensuite, durant des décennies, à l’Ecole Spéciale d’Architecture, dont il sera un temps le directeur. Dimension-clé de sa réflexion, l’architecture, ses mutations et sa destruction le conduisent à la fois à son premier travail sur les bunkers du mur de l’Atlantique, entamé dès la fin des années 1950 (Bunker Archéologie, 1975, rééd. 2008) et au manifeste pour une architecture oblique, élaboré avec Claude Parent au sein du groupe qu’ils ont fondé en 1963, Architecture Principe. Tous deux professeurs à l’Ecole Spéciale d’Architecture, ils marquent l’histoire des conceptions architecturales et forment de futurs grands noms, notamment Jean Nouvel.
La revue Esprit, puis les éditions Galilée furent d’autres jalons importants de son parcours. Membre du comité de rédaction de cette revue de 1969 à 1977, Virilio y développe notamment l’idée que les sociétés complexes, où il faut surveiller les surveillants, dépassent le seuil de visibilité et finissent par fonctionner seules dans l’opacité. Aux éditions Galilée, où il dirige la collection « L’espace critique » à partir de 1974, il publie notamment Georges Perec, Jean Duvignaud, Jean Baudrillard. Et sur la trentaine d’essais de sa propre plume, plus de vingt seront publiés chez Galilée, notamment Vitesse et politique (1977), La machine de vision (1988), La Bombe informatique (1998), L’administration de la peur (2010).
Derrière ce long foisonnement d’interventions, d’engagements, d’imprécations qui ont marqué une époque, il ne faudrait pas oublier le travail conceptuel accompli par le philosophe. Il pense ensemble espace et temps, sous le signe de la vitesse et du pouvoir. Le pouvoir est intimement lié selon lui à la maîtrise de la vitesse, et l’accélération générale de nos sociétés comprime l’espace, le rend compact et saturé. Dans l’univers social actuel, où la vitesse de déplacement n’est plus celle des corps ni des choses, mais celle des informations transitant instantanément, la pression permanente du « 24 h sur 24, 7 jours sur 7 », indique que « le mouvement est tout et le but sans valeur. »
Penseur de la vitesse sous toutes ses formes et ses déclinaisons, Paul Virilio parlait de « dromologie » et de « dromocratie » pour désigner son champ de recherche. Dromos, en grec ancien, signifie la course. Finalement, tout court : le pouvoir, la guerre, les informations, les gens… et de plus en plus vite et sans savoir où ni pourquoi. Jusqu’au jour où tout risque de périr, et nous avec, dans une apocalypse ultime. Voilà finalement ce qu’il n’aura cessé de dire, avant qu’on ne parle de grand effondrement et de collapsologie.
Reste que le monde selon Virilio fait froid dans le dos. C’est un monde déréalisé et déspatialisé, surexcité et survolté sans fin, exposé non seulement à des catastrophes majeures de plus en plus meurtrières mais aussi à une catastrophe générale, planétaire, sans recours. Est-ce le nôtre ? Entièrement ? En partie ? Tendanciellement ? Selon ce qu’on répondra, les lectures qu’on peut faire de Virilio divergent, les actions concrètes aussi.
Susciter l’effroi était destiné de sa part à provoquer une prise de conscience. Il ne prétendait pas prévoir le pire avec certitude et l’annoncer comme inéluctable. Sa tâche était plutôt de mettre en lumière ce qui est déjà là, les tendances lourdes de nos métamorphoses, et leurs risques extrêmes.
Pareille démarche ne demeure pas moins ambiguë, et donc sujette à quantité de malentendus. Surtout, elle demeure exposée à ces questions : par quoi au juste remplacer le monde actuel, et comment s’y prendre ? Ces interrogations demeurent sans réponse explicite chez Virilio. Mais il demeurera, pour longtemps, l’un de ceux qui y conduisent avec force.
Roger-Pol Droit
Le Monde du 7 septembre 1981
Entretien avec Christian Descamps
Paul Virilio – La révolution de la vitesse disqualifie la matière en transformant le monde en spectacle, en représentation. La matière perd sa valeur au profit de la lumière. Depuis le dix-huitième siècle, on voit réapparaître le culte de l’énergie, de la lumière. La substance disparaît au profit de l’accident. Il faudrait aujourd’hui inverser la phrase d’Aristote ; on pourrait dire que, dans la modernité, il n’y a de science que de l’accident. L’accident a le primat sur toute substance. Les corps sont devenus désuets au regard de l’énergie. Nous vivons maintenant un culte solaire tardif qui a lui aussi ses sacrifices humains.
(….)
– Avec l’armement nucléaire, on a atteint un point-limite dans la décision de l’emploi du feu. Avec les systèmes de décision nucléaire disparaissent les phases de négociation, de la représentation politique.
– Le chef de guerre avait un pouvoir, les états-majors géraient les États en marche. Ensuite, les ministres de la guerre, puis les chefs d’État, ont contrôlé les états-majors. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où un seul homme devrait décider de l’emploi instantané de vecteurs rapides, cela en attendant les lasers. La décision d’ouvrir le feu renvoie, en ce moment, à quelques minutes. Mais le mouvement s’accélérant, il n’y aura bientôt plus de décideur du tout. Au-dessous de la minute, le chef de l’État ne décidera plus de rien. Il est étrange de voir que l’on n’ose pas parler de cela.
*
Le Monde du 27 février 2009
Propos recueillis par Gérard Courtois et Michel Guerrin
Vous avez dit qu' »Airbus, en inventant un avion de 800 places, crée 800 morts potentiels ». Mais le krach boursier n’a pas fait de morts…
Ce n’est pas la peste, il n’y a pas des millions de victimes, ce n’est pas non plus le 11-Septembre. Ce n’est pas la mortalité qui compte ici, hors quelques suicides. Les victimes sont ailleurs. D’où est partie la crise actuelle ? Des subprimes, des maisons à acheter à crédit dans des conditions impossibles. Du sol. Les victimes, ce sont les centaines de milliers de personnes qui perdent leur logement. La notion de sédentarité est déjà remise en cause, avec les immigrés, déportés, réfugiés, les délocalisations d’entreprises, etc. Le phénomène va s’accentuer. Un milliard de personnes vont être contraintes de bouger de lieu de vie d’ici à 2040. Voilà les victimes. Nous sommes dans la notion du stop/eject. On arrête, et on éjecte.
Vous croyez au chaos ?
Après avoir déstabilisé le système financier, le krach risque de déstabiliser l’Etat, dernier garant d’une vie collective. Il essaie en ce moment de rassurer. Mais si la Bourse continue de baisser, c’est l’Etat qui sera à son tour en faillite, et va plonger les nations dans le chaos. Ce n’est pas du catastrophisme de ma part. Je ne crois pas au pire, je ne crois pas au chaos, c’est absurde, c’est de l’arrogance intellectuelle, mais il ne faut pas s’empêcher d’y penser. Face à la peur absolue, j’oppose l’espérance absolue. Churchill disait que l’optimiste est quelqu’un qui voit une chance derrière chaque calamité.