Le Bouddha est une histoire sans fin
Voilà un livre que devraient lire tous ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, au bouddhisme, à son histoire et à ses interprétations. Sans doute certains seront-ils choqués, ou décontenancés, par ce qu’avance Bernard Faure. Mais personne ne devrait ignorer ses analyses. Car il s’agit, mine de rien, d’une sorte de révolution. Le Bouddha n’aurait probablement jamais existé. En tout cas, nous n’en pouvons rien savoir. Les preuves historiquement incontestables de sa vie réelle demeurent introuvables. Réduites à leur plus simple expression, les étapes de sa biographie dessinent seulement le canevas standard d’une quête spirituelle : quitter son confort illusoire, écarter de mauvais maîtres, déjouer des tentations, trouver une issue, l’enseigner aux autres…
Ce qui est passionnant, c’est que Bernard Faure, professeur à l’université de Columbia (New York), l’un des meilleurs connaisseurs contemporains des bouddhismes et de leur diversité, ne se contente pas d’une attitude sceptique. En reprenant une à une les démarches des principaux experts occidentaux du XIXe et du XXe siècles, il montre d’abord combien leurs investigations restent ambiguës. Car elles demeurent prises en tenaille entre deux pôles.
D’un côté, la conviction qu’un « noyau » réel existe. Convaincu que le Bouddha fut un homme, né et mort quelque part, on soutient que cet homme a fondé, ou enclenché, une doctrine singulière. De l’autre côté, chacun constate l’existence de légendes innombrables relatant ses vies antérieures, sa naissance immaculée, ses miracles, son Eveil, son extinction. Régulièrement, les savants s’employèrent donc à faire le tri. Ils passèrent au crible les légendes pour en extraire quelque fait. Ou bien, à l’inverse, ils s’efforcèrent d’expliquer comment tel fait réel avait été enjolivé et transfiguré.
Bernard Faure rompt avec cette longue tradition, qu’il considère finalement inféconde. Il propose de considérer la « Vie du Bouddha » comme une sorte de trésor qui ne cesse, à travers les siècles, de se réinventer et de s’expérimenter, de récit en récit, de langue en langue, de culture en culture. Peu importe, dans le fond, qu’il y ait au point de départ un homme réel ou personne, des faits historiques ou seulement des histoires. Parce que l’essentiel réside dans les récits, leur transmission, leur réinvention et dans les expériences spirituelles qu’ils suscitent ou dont ils témoignent.
Maîtrisant de manière impressionnante une immense diversité de textes, Bernard Faure suit les étapes traditionnelles et les scènes emblématiques de la vie du Bouddha, dans leurs variations et leurs ruptures, de l’Inde à la Chine et au Tibet, de la Chine au Japon, sans oublier les épisodes qui ont migré jusqu’au parvis des cathédrales, à travers des vies de saints chrétiens et des mystères médiévaux. Dans ce kaléidoscope se perçoivent les évolutions des doctrines, leurs discontinuités, et la présence du Bouddha, toujours même et toujours autre.
Finalement, la démarche est sceptique mais chaleureuse. Elle semble tout réduire à des textes mais montre que c’est bien là que réside l’ultime richesse. La voie suivie par Bernard Faure est donc intellectuellement déconstructrice et spirituellement constructive. Dans le droit fil de l’histoire du bouddhisme, somme toute. Ce qui n’est pas le moindre tour de force de ces Mille et une vies du Bouddha.
LES MILLE ET UNE VIES DU BOUDDHA
de Bernard Faure
Seuil, « Essais religieux », 408 p., 25 €