Nous, antico-modernes (Le Monde, série d’été) 1/4 Greco-vegan
Greco-vegan
par Roger-Pol Droit
Tout nouveau, tout bio, le mode de vie vegan ? On pourrait le croire. Hier, les carnassiers, le temps des dinosaures, toute la barbarie de la barbaque. Hier encore, l’utilisation, tous azimuts, pour se vêtir et s’embellir, des produits des corps animaux. Aujourd’hui, la prise de conscience, le respect des vies douées de sensibilité, le souci d’une végétalisation durable. Finis les cuirs, les laines, les cornes, les écailles, et même la cire d’abeilles. On mange légumes, herbes, fruits, céréales, on bannit de sa garde-robe, de sa déco, de son frigo, tout ce qui provient de vies assassinées. Voilà qui est récent.
Non, pas si simple ! Impossible de jouer ainsi « aujourd’hui » contre « hier ». Sauf à très courte vue, à condition d’être fort ignorant. Car cette nouveauté est antique. Elle provient de loin et revient à présent, comme si, dans le monde « post-moderne », des traits de l’univers antique refaisaient surface. Du végétarisme aux finances, en passant par la prolifération des créatures fantastiques ou l’effacement des frontières entre les genres, ces spirales à travers les siècles sont à souligner.
Végétariens, les Grecs de l’Antiquité ? Certainement pas tous… Moutons et autres, offerts en sacrifice aux dieux, sont allègrement partagés et dévorés. Apollon est garçon boucher, amateur de barbecues, autant qu’un idéal d’ordre et de beauté lumineuse. Les athlètes des Jeux Olympiques ne se contentent pas, comme Epicure, de pain d’orge : Milon de Crotone aurait englouti un bœuf entier après l’avoir porté sur son dos autour du stade… Dans l’Antiquité, exactement comme de nos jours, beaucoup d’intellectuels sont carnivores. Soit par indifférence, soit avec la conviction que la santé l’exige. Pourtant, comme de nos jours également, un fort courant « antico-vegan » s’est développé, avec des arguments qui sont aujourd’hui repris.
Pythagore, dit-on, établit les règles de cette vie que notre époque nomme à présent « vegan ». Il suspend les sacrifices sanglants, végétalise les rituels et l’alimentation de ses disciples, qui sont vêtus de blanc, mais sans laine. Le poète latin Ovide fait écho, bien plus tard, à cette révolution de Pythagore : « Le premier, il fit entendre ces sublimes leçons (…) la terre vous prodigue ses trésors, des mets innocents et purs, qui ne sont pas achetés par le meurtre et le sang. » Ovide le rappelle : l’Âge d’or était végétarien, que la violence a commencé ensuite. « Maudit soit celui qui, le premier, dédaigna la frugalité de cet âge, et dont le ventre avide engloutit des mets vivants ! Il a ouvert le chemin au crime. »
C’est alors le principal motif invoqué par les philosophes pour adopter ce mode de vie. On en rencontre, certes, plusieurs autres : les sages vivent ainsi dans toutes les cultures, la transmigration des âmes interdit de tuer des vivants, la santé est améliorée, etc. Une multitude de justifications figurent ainsi chez Empédocle, chez Platon – qui pose d’emblée que la Cité, pour être juste, doit être saine, donc végétarienne (République, Livre II, 372 a-373 e), – chez Plutarque, chez Apollonius de Tyane décrit par Philostrate.
S’abstenir de manger ou de faire souffrir des êtres doués de sensibilité devient une évidence pour les néoplatoniciens, à commencer par Plotin, et surtout son disciple Porphyre, dont le volumineux traité De l’abstinence constitue le manuel vegan antique le plus complet, traitant de toutes les écoles et de toutes les argumentations. Le fil rouge reste le refus moral de ne pas entrer dans le cycle des violences. Dans le livre XV des Métamorphoses, Ovide le formule en poète : « il se prépare à verser un jour le sang humain, celui qui égorge de sang-froid un agneau, et qui prête une oreille insensible à ses bêlements plaintifs (…) Y a-t-il loin de ce crime au dernier des crimes, l’homicide ? »
Pourquoi une si longue éclipse de ces principes, pourquoi leur retour aujourd’hui ? Il faudrait un livre, ou plusieurs, pour entrer dans ces questions. Une hypothèse à creuser concernerait le christianisme et sa singularité. « Prenez et mangez-en tous, car ceci est ma chair » … Y voir un cannibalisme serait une caricature, mais il est il l’incarnation et la communion créent un imaginaire particulier, qui a relégué à l’arrière-plan naturalisme et panthéisme anciens. On voit d’ailleurs resurgir les arguments végétariens à la Renaissance, au moment où l’emprise de l’Eglise s’atténue. Leur renforcement se constate chez les libres-penseurs et les philosophes des Lumières. S’il était vrai que l’immense parenthèse chrétienne était en train de se clore, on comprendrait mieux que s’accentuent résonances et parentés entre imaginaire antique et imaginaire post-moderne. De ces effets d’écho, d’autres exemples nous attendent.