Homère aujourd’hui (Le Point, 21 juillet 2017)
Héroïque, étincelant, l’homme en armes va partir au combat. Il est superbe, puissant, redoutable. Mais sa femme tremble, et lui prend la main, le regard brouillé de larmes. « Ton courage te perdra », lui dit-elle, avant d’ajouter « quand tu auras cessé de vivre, rien ne pourra me consoler. » La nourrice est là, en retrait, leur petit dans ses bras. Le guerrier veut embrasser son fils, qui se met à hurler : l’éclat de sa cuirasse, la crinière ondoyante sur la tête effraient le petit, qui panique. Alors le combattant défait son casque, le pose au sol, balance l’enfant dans ses bras, en priant qu’il soit un jour plus vaillant et plus glorieux que lui-même.
Dans cette scène du Livre VI de l’Iliade, remplacez le bronze par du kevlar, le casque à crinière par la cagoule des forces spéciales, et vous verrez qu’Hector n’est pas le héros d’une histoire ancienne. Le génie d’Homère réside dans ces moments d’humanité, à la fois simples et complexes. Le guerrier est un père, pris entre son devoir de combattre et son amour pour le petit Astyanax, et aussi un mari, tentant maladroitement de rassurer sa femme, tout en sachant qu’il l’inquiète. Andromaque, l’épouse et mère, n’a rien, elle non plus, d’une figurine figée dans le marbre. Comme tant de femmes de combattants d’hier et d’aujourd’hui, elle est déchirée entre résignation à l’inéluctable et terreur du pire.
Homère est notre contemporain, et bien plus qu’on ne le pense. Il parle des scènes de combats qui se déroulent à Mossoul, à Raqqa : corps à corps, tueries furieuses, amis séparés d’un coup par la mort. Il dit ce que les attentats nous font vivre : sidération des proches, hommages funèbres, vengeance échauffant les cœurs… Il dit aussi l’hospitalité et l’accueil des migrants, quand Ulysse – naufragé à demi-mort, hirsute, presque nu, échoué sur une plage… – est recueilli, habillé, hébergé avant de recevoir les moyens de poursuivre son voyage. Il parle de drogue, avec les Lotophages, ces mangeurs de plante à oubli, qui ne connaissent plus leur passé, ni leur identité dès qu’ils ont ingéré leur dose.
Homère décrit encore nos campagnes électorales et leurs coups fourrés, en exposant rivalités et manigances des « prétendants » qui veulent tous épouser Pénélope durant la longue absence d’Ulysse. Toute ressemblance avec des personnages réels n’est pas une coïncidence : la puissance des appétits, l’acuité des ambitions, la veulerie des moyens mis en œuvre sont d’une ressemblance parfaite… Et le vieux poète connaît même les pièges de la navigation sur le web, les mirages du savoir intégral, la puissance des voix mensongères qui perdent ceux qui se laissent séduire. Voyez comment Ulysse résiste au chant des sirènes, se bouche les oreilles et se fait attacher au mât du navire. Et s’il résistait ainsi aux fake news, aux rumeurs complotistes, aux charmes maléfiques raptant notre attention ?
Homère n’est donc d’un autre temps qu’en apparence. Bien sûr, ses héros arborent des boucliers en bronze, manient des épées obsolètes. Certes, leur sens de la gloire, leur goût de la mort héroïque, les armes à la main, a largement disparu. Pourtant, quand la rage de tuer les métamorphose, ils ressemblent à s’y méprendre à Transformers et autres Terminator, et redeviennent hommes et femmes comme nous, exposés à la trahison, la jalousie, l’orgueil et l’inquiétude. Si le vieux poète dit avec génie une éternelle nature humaine, comme l’a montré Jacqueline de Romilly, il exprime aussi nos angoisses et nos espoirs les plus actuels.
A-t-il existé ?
Mais qui est donc ce diable d’homme ? On n’en sait presque rien. Son existence même est sujette à caution. Les Grecs n’ont jamais douté de sa réalité. Huit biographies lui furent consacrées dans l’Antiquité. Mais elles furent rédigées des siècles après disparition et sont largement légendaires. Les données fixes sont très peu nombreuses, et le conditionnel s’impose : au 8e siècle avant notre ère, un aède, barde itinérant, chanteur-compositeur-interprète de poèmes épiques, surnommé Homère (c’est-à-dire « otage ») aurait vécu en Ionie, peut-être à Chios, et aurait été aveugle. Mais tout ceci est incertain, et surtout âprement controversé.
Déjà, au temps de Néron, Sénèque considérait comme une maladie des érudits grecs de chercher sans fin si l’Iliade et l’Odyssée avaient ou non le même auteur. Les Temps modernes ont fait bien mieux ! En 1670, l’Abbé d’Aubignac sème le doute sur l’existence même d’Homère, bientôt suivi par Giambattista Vico (1668-1744), qui soutient l’idée d’une création populaire collective. En 1795, le philologue allemand August Friedrich Wolf forge l’argument d’une première création orale, couchée par écrit plusieurs générations plus tard. S’ensuivent deux grands siècles de disputes savantes, toujours en cours, qui opposent les « analystes » aux « unitaristes ».
Les premiers soutiennent qu’il n’y eut aucun auteur unique des deux poèmes, mais une vaste collection de créations plus ou moins disparates, élaborées et transmises oralement par des générations d’aèdes. Leur conviction s’appuie principalement sur des dissonances internes, comme ce héros de l’Iliade, tué au chant V, qui réapparaît au chant XIII, ou comme cette ambassade, qu’Achille attend encore après qu’elle soit venue… Ces incohérences, qui n’ont jamais troublé les lecteurs antiques, peuvent s’expliquer par l’ampleur de la composition : 15 337 vers pour L’Iliade, 12 109 pour L’Odyssée. Surtout, l’unité de style et de sens des deux œuvres frappe tous les lecteurs, y compris nombre de nos contemporains.
C’est pourquoi les « unitaristes » persistent à croire en l’existence d’un auteur individuel, dont l’empreinte se ressent à peu près partout. Et d’abord par sa langue. En fait, le grec d’Homère est très singulier : il mêle des termes et des formes de plusieurs époques comme de plusieurs dialectes pour forger une langue littéraire unique, que personne, en fait n’a jamais réellement parlée. Pour s’en faire une idée, il faudrait imaginer quelque chose comme Victor Hugo utilisant certains mots de François Villon, agrémentés de tournures provençales mixées à des expressions picardes…
Ce poète inconnu, cet x que l’histoire appelle « Homère », a probablement retravaillé des matériaux préexistants. Il aurait assemblé, organisé et recomposé des fragments d’épopée, rédigés collectivement au fil des générations, pour en faire les œuvres que nous connaissons. La question reste ouverte de savoir si un même homme a composé l’Iliade et l’Odyssée, à des moments différents de sa vie, ou s’ils furent deux auteurs. En tout cas, le texte « officiel » des deux poèmes a été établi et fixé par écrit, au 6e siècle de notre ère, sur ordre de Pisistrate, premier tyran d’Athènes.
Depuis lors, le label Homère a tout traversé, de Platon à James Joyce, d’Aristote aux interprétations allégoriques et ésotériques de l’Antiquité tardive (Porphyre, Proclus), de la traduction de Leconte de Lisle, qui fait de l’Iliade un grand texte romantique, aux reconstitutions de Victor Bérard, qui croit reconnaître en Méditerranée les lieux où voyage Ulysse. D’Athènes à Heidelberg, de Sparte à Londres, l’Iliade et l’Odyssée ont nourri dramaturges, poètes, historiens, philosophes, romanciers. L’ensemble a fourni continûment des leçons de morale, de courage, des conseils politiques, sans oublier des règles de savoir-vivre et de grammaire, et même des recettes de cuisine. Il a nourri l’éducation et la culture antiques aussi bien que les débuts du cinéma avec Georges Méliès. Et toujours la philosophie, en étant médité aussi bien par Socrate que par Jankélévitch dans L’irréversible et la nostalgie (1974).
« Le monde naît, Homère chante » écrivait Hugo dans son William Shakespeare. Il faudraitt ajouter, avec Proust, que le monde naît tous les jours. Et qu’Homère chante, chaque fois, différemment.