Figures libres. Le premier athlète de légende
Vous ignorez sans doute son nom. A moins que vous ne soyez helléniste, historien de l’Antiquité ou féru de mythes, il est peu probable que Milon de Crotone figure parmi vos héros préférés. Et pourtant, comparé à ce champion, Teddy Riner fait figure d’amateur gringalet. Car cet athlète du VIe siècle avant notre ère a remporté tous les concours de lutte de son temps.
Il commence à 14 ans à Olympie, catégorie enfants, et jusqu’à la quarantaine remportera sept victoires aux Olympiades, six aux Jeux pythiques, dix aux isthmiques, neuf aux néméens… Ce palmarès sans équivalent lui vaudra des siècles de renommée. Car on chante encore ses exploits sous l’Empire romain. Et sa gloutonnerie inspirera notamment Rabelais.
Car Milon, grand lutteur, est aussi un « terrible mangeur », comme l’appelle Alexandre Dumas. Ainsi le super-héros antique ne se contenta pas de transporter sur ses épaules un taureau de 4 ans, il alla, dit-on, le manger seul, tout entier, dans la journée.
A ces prouesses gargantuesques s’ajoutent des travaux herculéens : il aurait transporté sa statue, à la seule force des bras, dans l’enceinte d’Olympie, empêché une maison de s’effondrer par la résistance de son corps, conduit les troupes de sa ville de Crotone (sud de l’Italie) à la victoire sur celles de Sybaris, la voisine rivale. Au quotidien, le mastodonte abat des bœufs d’un coup de poing, craque une cordelette de cuir en gonflant les veines de son front – la routine…
Jean-Manuel Roubineau ne prend évidemment pas ces exploits fabuleux pour argent comptant. Mais ils disent plus que le goût des Grecs anciens pour les belles histoires. En rassemblant et en comparant tout ce qui a été écrit, colporté, rêvé autour de Milon de Crotone, l’historien fait voir la complexité de cette figure.
Actualité frappante
Loin d’être uniquement une masse de muscles, le personnage passe en effet pour disciple de Pythagore, dont il a épousé la fille, et des fonctions importantes lui sont attribuées dans l’histoire politique locale. Conduite avec autant de savoir érudit que de perspicacité par ce maître de conférences en histoire ancienne à l’université Rennes-II – auteur notamment d’un beau travail sur les cités grecques –, cette enquête captivante soulève quantité de questions.
Certaines n’intéresseront que les spécialistes. Par exemple : Pythagore préconisant le végétarisme le plus strict, comment interpréter la boulimie carnivore de son gendre, s’il est son disciple ? D’autres interrogations, en revanche, sont d’une actualité frappante : la préconisation d’un régime alimentaire spécial de l’effort, les nécessités de l’entraînement, les ressorts profonds du système de compétition. Ces questions valent pour l’Antiquité, mais aussi pour notre temps, qui y répond parfois différemment.
En fait, Milon de Crotone marque une naissance. Avec lui s’invente la figure héroïque du sportif victorieux, remportant, rien que pour la gloire, d’improbables combats. Ses hauts faits fascinent, par leur grandeur comme par leur inutilité. Mais pourquoi donc ces héros en font-ils tant ? Et pourquoi nous, en contemplant ces dieux éphémères, sommes-nous enthousiastes, émus, enclins à amplifier leur légende ? A défaut de fournir la clé de ces énigmes, le grand lutteur grec les met en pleine lumière. En attendant l’Euro, le Tour de France, les JO et le reste, allez donc voir chez les Grecs.
Milon de Crotone ou l’invention du sport, de Jean-Manuel Roubineau, PUF, 356 p., 22 €.