Grèves, otages et guerre des mots
La guerre des mots est aussi vieille que les conflits politiques. Les injures y tiennent leur rôle. Les adversaires sont, au choix, « chiens », « rats », « veaux », « vipères », « moutons »… Sartre s’est même fait traiter de « chacal muni d’un stylo » et d’ « hyène dactylographe » par le stalinien Fadeïev. Mais c’était à Wroclaw, en 1948. Ces derniers temps, les éclats de voix semblaient moins vifs, le vocabulaire était rarement aiguisé et tranchant. Mais, depuis quelques jours, quel feu d’artifice ! Au-delà des noms d’oiseau et des invectives, une polémique intense agite les discours publics, bloquant parfois les analyses comme sont bloquées des routes.
Au coeur de cette querelle, les usages du terme « otages ». Les militants de la CGT sont en effet décrits – par la presse, par les responsables politiques de la majorité et ceux de l’opposition – comme entrés dans un processus de « radicalisation », pratiquant un « terrorisme social », s’activant pour « prendre en otage » automobilistes, petites entreprises, transports et production d’énergie – toute l’économie du pays.
Il est incontestable que le contexte de la guerre menée contre l’Occident par les djihadistes donne à ces termes une portée qu’ils n’avaient pas naguère. Désormais, « radicalisation » fait penser au fanatisme islamiste, « terrorisme » aux attentats aveugles, « prises d’otages » aux décapitations perpétrées par Daech.
Voilà qui fournit d’excellents prétextes à dénégation et à protestation victimaire. On a donc vu les militants les plus durs, les plus déterminés à « tout bloquer », s’offusquer bruyamment de ce rapprochement supposé obscène. Ils se sont déclarés « indignés » – depuis Stéphane Hessel, c’est une figure imposée – que l’on parle de tous côtés de « prise d’otages ». Dans les médias et les réseaux sociaux, ils ont combattu cet amalgame offensant, injuriant la lutte des travailleurs en la rapprochant des pratiques des tueurs islamistes. Pourtant, si l’on ne réfléchit qu’une minute, ça ne tient pas.
Qui a donc décidé qu’une « prise d’otages » concernait exclusivement l’enlèvement d’innocents par des rebelles déterminés à les exécuter si la rançon exigée n’est pas versée ? Il y eut des otages bien avant Daech, et sous des formes très diverses. Il y eut même un temps, lointain et pratiquement oublié, où les otages étaient donnés, et non pris : ils servaient alors de caution pour la bonne mise en oeuvre d’un traité ou d’un pacte déjà conclu. « François Ier accepta le traité de Madrid, donnant ses deux fils en otage à son ennemi », écrivait par exemple Jacques Bainville dans son « Histoire de France » (1924). A ces otages offerts en garantie d’un accord préalable s’est substitué le rapt de personnes ou de choses qui servent de monnaie d’échange, de moyens de chantage.
Tout le monde sait donc, et en parfaite clarté, ce que signifie aujourd’hui « prendre en otage » : s’emparer de quelque chose ou de quelqu’un, contre son gré, sans autorisation, pour faire pression sur des négociations. L’otage ne sera rendu que contre la rançon – voilà le principe de base. Et ce principe est rigoureusement appliqué dans les conflits en cours : l’approvisionnement en énergie, la libre circulation des marchandises et des personnes seront restitués contre le retrait de la loi travail. La formule de « prise d’otages » se trouve donc parfaitement justifiée, et il n’y a pas à s’en priver. Ni à faire entrer Daech dans le paysage.
Il en va de même si on parle de « radicalisation ». Qui a décrété que ce terme désigne uniquement l’allégeance à l’Etat islamique ? Pourquoi donc ce mot ne devrait-il plus s’employer pour parler d’un durcissement de positions idéologiques, de modes d’action politiques ? Il est indispensable de ne pas laisser s’installer une insidieuse censure qui imposerait le sens des mots, contrôlerait les expressions légitimes en écartant les usages politiquement incorrects.
Les univers totalitaires commencent par un vocabulaire imposé, des livres expurgés, une langue nouvelle instaurée pour habiller le réel autrement. Dans mon dictionnaire – il est ancien, mais sa reliure tient bon – « otages » pourrait bien renvoyer à « citoyens », en tout cas dans la situation concrète des conflits en cours. Ces citoyens, pris en otage, ne sont donc, par définition, ni passifs ni impuissants. Et si les otages ont du pouvoir, le paysage se révèle fort différent. Les citoyens ne se laissent pas faire indéfiniment. Ils savent voter.