Figures libres. Un philosophe à la mer
Des terriens, les philosophes. Même quand ils inventent le monde des idées, rêvent de larguer le sensible et de dire adieu aux pesanteurs terrestres, ils restent ancrés dans le sol et le solide. Ce qui est fluide, liquide, aquatique leur demeure étranger. Du maritime, ils ne disent presque rien. Un mince volume rassemblerait le florilège des pages océanes de la philosophie : quelques lignes de Leibniz sur le bruit des vagues, à propos des petites perceptions, des fragments de Kant et de Nietzsche en formeraient presque l’essentiel. Certes, l’Occident n’a pas inventé depuis bien longtemps les joies de la plage, les bienfaits des bains, l’exposition au soleil. Malgré tout, quelques générations de philosophes modernes, découvrant écume, maillots et déferlantes, n’ont pas daigné trouver là, vraiment, matière à métaphysique.
Enfin Cassou-Noguès vint. Avec pertinence et subtilité, il considère le bord de mer comme objet philosophique à décrire, étrange et paradoxal. Il en fait une expérience à formuler, à creuser, afin d’en faire saillir les singularités. C’est là, par définition, que s’arrête la terre. Ou plutôt qu’elle va s’arrêter : nos pas sur le sable sont encore possibles, notre présence physique demeure sur un sol ferme.
Mais tout se trouve altéré, car nous nous trouvons au bord d’un monde, visible et proche, mais énigmatique. Réputée immuable, indifférente à l’histoire, la mer est supposée rester identique à elle-même à travers les siècles. Semblable autant que changeante, une et multiple, elle découragerait finalement toutes les formes de saisie – qu’elles soient conceptuelles, logiques, ontologiques.
Métamorphose
Pour approcher cette limite, Pierre Cassou-Noguès a composé un livre-frontière, entre philosophie et poésie, inclassable et attachant. Unique en son genre, le texte chemine dans la pensée par le biais de la littérature. On y voit surgir et s’effacer, rangés dans l’ordre des saisons de l’année, éclats de souvenirs d’enfance et bribes de personnages-épaves, façades de station balnéaire et références métaphysiques, sensations et souvenirs mêlés. Car le bord de mer est fait aussi des plis du temps. Il « engage une transformation des corps, de la temporalité, de la vie elle-même ».
Pour explorer cette mutation et ses anfractuosités, Pierre Cassou-Noguès multiplie les évocations des visages successifs d’un bord de mer, celui d’Arcachon. Il rend sensible la rupture qui a transformé, au XIXe siècle, la mer redoutable en aire de jeux estivaux. Autrefois inhumaine, sauvage, monstrueuse, toujours inquiétante, la voilà devenue, presque d’un coup, tonique, relaxante, bienfaisante plus encore qu’inoffensive.
Des historiens ont exploré par le menu cette métamorphose. Le philosophe la fait vivre en ressuscitant par exemple l’hôtel Legallais, ouvert en 1823 à La Teste (Gironde). Là même où un cartographe décrivait encore, au XVIIIe siècle, l’enfer des dunes, les premiers touristes découvrent un éden rédempteur – eau pure, air sain.
Le charme de ce livre subtil et sensible, magnifiquement écrit, est de faire éprouver comment ces représentations d’effroi ou de paix tapissent notre imaginaire, et y coexistent. Et aussi de n’en rien conclure, laissant à chaque lecteur le soin de le faire. Car le texte est construit comme un château de sable échafaudé contre la marée, effacé régulièrement, recommencé sur un autre ton. S’il est de nouveau balayé, son souvenir, lui, ne s’efface pas.
Métaphysique d’un bord de mer, de Pierre Cassou-Noguès, Le Cerf, « Passages », 386 p., 24 €.