Figures libres. Que sont les sons ? Pas simple…
Vent dans les branches, battement de tambour, bûche qui claque dans le feu… vous croyez, sans doute, qu’il s’agit de sons « objectifs ». Vous imaginez que ces bruits sont constitués seulement de données physiques mesurables. On pourrait donc ajouter, sans changer de registre, n’importe quel autre matériau sonore – conférence de presse du général de Gaulle, concert de Furtwängler, extrait de votre rappeur préféré. Chaque fois, en effet, il s’agit bien de sons. Sont-ils écoutés au Moyen Age, en 2015, par qui, de quelle manière ? Le physicien n’a pas à s’en préoccuper. Le médecin non plus : oreilles, nerfs auditifs et cerveaux humains sont suffisamment semblables pour lui permettre d’affirmer qu’on a toujours affaire à la même réalité. Un historien-philosophe pense très différemment. En lisant Jonathan Sterne, ces affirmations sur la nature des sons se révèlent être des croyances simplistes, pour ne pas dire de naïves foutaises.
Son travail, foisonnant et passionnant, fait tout voir autrement – pardon… tout entendre d’une autre oreille. On y trouve au premier regard une histoire érudite des techniques d’enregistrement et de restitution des sons. La séquence s’ouvre avec le « phonautographe à oreille », inventé en 1874 par Bell et Blake, dont le principe est charmant : une aiguille fixée à une oreille humaine, prélevée sur un cadavre quelconque, grave les ondes sonores… L’aventure de la reproduction sonore, comme chacun sait, se poursuit encore, de MP3 en home studio, de casque hi-fi en piratage de fichiers. Mais l’intention et les résultats de cette recherche sont bien plus vastes, et plus intéressants, que la reconstitution d’une saga technologique.
Démarche généalogique
Tout au long de son enquête – considérée, depuis sa parution, en 2003, comme fondatrice des sound studies –, Jonathan Sterne, professeur à l’université McGill (Montréal), insiste en effet sur deux points cruciaux. En premier lieu, il montre combien les innovations techniques ne sont pas d’origine technique. Elles sont tributaires des tendances, des tensions, des mutations à l’œuvre dans la culture, dans les idées, dans les sensibilités sociales. Par exemple, ce n’est pas l’outil « stéthoscope » du médecin français Laennec qui permet soudain, en 1820, d’ausculter autrement cœur et poumons. C’est au contraire le projet d’une nouvelle écoute du corps qui se matérialise dans cette fabrication. Pareille démarche généalogique, inspirée de Nietzsche et de Foucault, change radicalement l’approche des données factuelles et fait saisir que « la reproduction sonore est historique de A à Z ». Conservés, transmis, reproduits, les sons deviennent aussi marchandises, ce qu’ils n’avaient jamais été. Notre temps n’est pas, comme on le dit, celui des images, de la vue, du primat de l’œil. Il est aussi, ou même surtout, celui des musiques, des bruits, des sons conservés, vendus, archivés ou consommés.
En second lieu, cette enquête – « volontairement spéculative » – est au fond philosophique plus encore qu’historienne. Jonathan Sterne ne cesse de démonter les fausses évidences qui réduisent les sons à des invariants physiques, des données corporelles, des considérations éternelles. Le son se révèle culturel, historique, construit – plutôt que naturel, factuel, immuable. Bien que le chercheur finisse par pousser le bouchon bien loin – au point de mettre en question tous les invariants –, son entreprise est originale et intéressante.
Une histoire de la modernité sonore (The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction), de Jonathan Sterne, traduit de l’anglais (Canada) par Maxime Boidy, La Découverte/La Rue musicale, « Culture sonore », 506 p., 26,50 €.