Vers l’automédecine ?
Les autotests de dépistage du virus du sida sont arrivés en pharmacie cette semaine. Promus par le ministère, ils sont désormais en vente libre, sans restriction d’âge. Leurs avantages et inconvénients peuvent être mis en balance interminablement. Pour : fiabilité et simplicité, accès parfaitement anonyme, diagnostic plus aisé pour les sujets ayant des comportements à risque. Contre : solitude au moment du résultat, conséquences imprévisibles résultant d’une absence totale d’encadrement thérapeutique. On peut craindre, en effet, pour l’adolescent(e) découvrant sa séropositivité sans assistance médicale. Si ce test est aujourd’hui disponible, malgré tout, c’est qu’un mouvement d’ensemble, bien plus vaste, suscite des formes inédites d’autonomie des patients. Ce test n’est qu’une pièce d’un vaste puzzle, en construction depuis des années.
Une jeune femme « n’a besoin de personne… » pour se savoir enceinte ou non : l’autotest de grossesse le lui dit, chez elle, à elle seule. Au quotidien, pour qui que ce soit, plus besoin non plus de praticiens pour connaître son taux de glycémie, sa tension artérielle, son rythme cardiaque. Quelques applis s’en chargent. Elles tiennent aussi les comptes du nombre de pas dans la journée, des escaliers montés, des calories perdues – sans oublier, en option, la qualité du sommeil et les particularités du dossier de chacun. De même, sur le Web, il suffit de quelques euros ou de quelques dollars, pour commander n’importe quelle recherche de paternité, n’importe quel médicament sans prescription. On peut encore, en toute légalité cette fois, décortiquer en ligne tous les détails de toutes les pathologies, s’abreuver, ou s’enivrer de tous les traitements et protocoles possibles.
Le résultat, déjà visible, bientôt omniprésent, est le patient autodiagnostiqué, auto-prescrit, autosuivi – qui n’arrive chez un médecin, ou aux urgences, que pour s’être autogouré, plutôt qu’autoguéri… Pourtant, il n’y a pas vraiment de quoi sourire. Le processus est massif et profond, parce qu’il n’est pas seulement technologique. L’erreur serait de croire que les outils et leur multiplication produisent seuls cette automédecine. Elle s’inscrit au contraire dans une tendance à la fois philosophique et sociale au long cours, qui naît avec « l’individualisme possessif ». Apparue à la Renaissance, continûment diversifiée et intensifiée au fil des siècles suivants, cette conception fait du sujet le propriétaire de lui-même, le maître de son corps comme des objets qu’il possède.
Si chaque sujet est unique, seul maître de soi et de ses règles, comme le soutenait par exemple Max Stirner dans « L’Unique et sa propriété » (1845), pourquoi donc ne prendrait-il pas en charge sa santé, ses normes de soin, ses propres traitements ? La relation à un médecin, si compétent et attentif qu’on le suppose, n’apparaît-elle pas, de ce point de vue, comme une forme d’aliénation, de subordination, de dépendance mal venue ? La logique de l’individualisme, dans sa plus vive radicalité, conduit à refuser autant que possible toute allégeance, toute soumission à un savoir extérieur exerçant son pouvoir sur le sujet. Certes, personne, même chez les individualistes les plus résolus, ne professera que les médecins sont inutiles. Mais le conflit entre dépendance et indépendance, soumission ou insoumission se tient au fond de cette propension croissante à l’automédecine.
S’y ajoute évidemment l’évolution de la médecine moderne vers plus d’objectivation, de robotisation, de normes spécifiques. Le vieil art du diagnostic s’estompe. Il exigeait, depuis Hippocrate, de l’expérience acquise, du doigté, de l’intuition et du dialogue autant que des observations directes. Il se trouve progressivement remplacé par l’analyse de paramètres objectifs, qu’un algorithme peut conduire. Ce qui s’efface peu à peu, c’est la dimension intersubjective du diagnostic, du soin, de son suivi, au profit d’une médecine sans médecins, où chacun par ailleurs revendique d’être thérapeute de soi-même. Savoir exactement ce que l’on gagne et ce que l’on perd, dans cette évolution, en termes d’efficacité des traitements, de coût social, de bien-être des malades, voilà qui reste à déterminer. En attendant, ce qu’on peut aisément constater, c’est le déficit d’humanité.
Ce qui s’efface peu à peu, c’est la dimension intersubjective du diagnostic, du soin, de son suivi, au profit d’une médecine sans médecins, où chacun par ailleurs revendique d’être thérapeute de soi-même.