DE L’AUTHENTIQUE, PARTOUT, À TOUT PRIX…
Notre époque n’a plus que l’authenticité en tête. Que manger ? De l’authentique ! Ce qui veut dire – au choix – naturel, bio, local, sans additif, ancré dans la tradition. Où donc se ressourcer, séjourner en touriste, si possible habiter ? Dans de l’authentique ! Cela signifie village typique, architecture patinée, validée par les siècles, dépourvue d’artifice, de préfabriqué. Et comment chaque personne doit-elle vivre ? En trouvant l’authentique ! Réaliser sa vraie vie, conforme à ce que l’on est, débarrassée des sédiments des dressages éducatifs, des rôles d’emprunt.
Ce nouveau « fétichisme de l’authentique », Gilles Lipovestky, l’un des meilleurs analystes des mutations hypermodernes, le décrit brillamment. Depuis L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain (Gallimard, 1983) jusqu’à aujourd’hui, une quinzaine d’essais remarqués l’ont conduit à scruter les paradoxes de nos sociétés. Avec Le sacre de l’authenticité, la même démarche poursuit, soulignant d’abord le désintérêt et l’engouement simultanés envers la notion d’authenticité. Chez les théoriciens, presque plus personne ne s’y intéresse. Elle eut son heure de gloire au milieu du siècle dernier, quand il fallait, chez Heidegger ou chez Sartre, rompre avec l’inauthentique pour devenir humain. Aujourd’hui, le « recul de son prestige intellectuel » s’accompagne de son omniprésence sociale.
Gilles Lipovestky dépeint avec un luxe de détails l’emprise tous azimuts de cette « valeur culte », qui a cessé d’être héroïque pour devenir démocratique et constitue désormais, selon lui, un nouveau « droit subjectif ». Il montre comment « le droit d’être soi-même », de s’auto-réaliser, a envahi comportements sexuels, revendications sociales, consommation… – tous les modes de vie. Pas plus les entreprises que les hommes politiques n’échappent désormais à l’exigence de transparence et de traçabilité que porte en elle l’expansion de l’authenticité. Comme toujours avec cet auteur, la description de cette extension multiforme est vivante, informée, finement saisie.
Toutefois, ce qu’on doit en tirer comme enseignement risque de laisser le lecteur sur sa faim. Gilles Lipovetsky met en garde contre une « religion de l’authenticité » devenue « pensée magique ». La tendance de fond qu’il analyse lui paraît dans l’ensemble positive, mais il rappelle qu’elle a ses limites, voire ses dangers, et ne peut résoudre aucun des grands défis – notamment énergétique et climatique – de l’époque. Voilà qui est simple et prudent, mais n’apprend pas grand-chose. Il aurait été plus intéressant d’axer la réflexion sur les tensions internes de ce désir contemporain. Fabriqué, il refuse les simulacres. Socialement dominant, il se prétend individuel et disruptif. Plus encore, il se réclame d’une authenticité supposée « naturelle » alors que tout en elle se révèle normé, codifié, soumis à des critères culturels explicites ou implicites.
Une enquête sur l’histoire de l’authenticité – l’idée et le mot – serait fort utile. Car le terme « authentique » voulait dire tout autre chose à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance. Il évoquait le pouvoir, non la nature. Aristote était appelé « authentique » – non pas à cause de sa sincérité, mais parce qu’il faisait autorité. Pour comprendre réellement ce qui se passe aujourd’hui, une analyse historique approfondie et une critique serrée du concept d’authenticité seraient les bienvenues.
LE SACRE DE L’AUTHENTICITÉ
de Gilles Lipovetsky
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 424 p., 22,50 €