L’IMPRÉVU, MODE D’EMPLOI
Il est partout et nulle part. Tel est sans doute le premier de ses paradoxes de l’imprévu. Invisible, par définition indétectable, l’imprévu peut surgir à tout instant, venu on ne sait d’où, engendrant on ne sait quoi. La pandémie nous a rappelé, intensément, son inquiétante étrangeté. Les sciences s’appliquent à réduire le hasard, à calculer l’aléatoire, mais l’imprévu déjoue leurs plans. Certes, la mécanique rigide du vieux déterminisme a depuis longtemps laissé place aux champs de probabilités. Et la maîtrise des situations demeure légitimement l’objectif central des savoirs et des techniques. Mais l’imprévu, irréductible, persiste et sème la pagaille.
En quoi consiste donc la notion d’imprévu ? A l’examen, elle se révèle plus retorse, plus difficilement saisissable qu’on ne le pense. C’est ce que montre, de manière intéressante, l’essai du philosophe Alexis Lavis. Il a centré sa réflexion sur les ambiguïtés du terme et de ses significations, sans oublier d’indiquer le chemin praticable pour tenter d’en sortir. Sur ces questions, les analyses conduites par Nassim Nicholas Taleb dans ses divers ouvrages demeurent une référence indispensable. Mais les perspectives esquissées par Alexis Lavis valent d’être prises en compte.
Car ce philosophe, qui enseigne en Chine, à l’université Renmin de Pékin, connaît à la fois les penseurs occidentaux et ceux de l’Empire du Milieu. Auteur de plusieurs ouvrages d’initiation au taoïsme et au bouddhisme, il sait confronter ou conjuguer des usages dissemblables de la rationalité. Il n’est pas encore si fréquent qu’un penseur soit aussi à l’aise avec Merleau-Ponty qu’avec Confucius, et en mesure de passer d’un univers mental à un autre.
Aussi explique-t-il, fort clairement, combien la méthode – celle de Descartes, et plus généralement celle des sciences – consiste à « voir pour faire » : connaissant à l’avance le déroulement d’un processus, il est possible d’agir sur lui efficacement. L’imprévu, en ce cas, est forcément inquiétant, déroutant, son irruption déconcerte. Au contraire, sur le versant du Dao, la « voie » chinoise, il faut « faire pour voir », apprendre du monde, pas à pas, sans chercher à le maîtriser. « Ceux qui veulent prendre le contrôle des choses et agir sur elles échoueront purement et simplement » écrit Laozi.
La conduite à trouver pour ne pas être désarçonné par l’imprévu serait donc une sorte d’équilibre souple entre deux postures opposées. Pas question d’attendre ce qui, par définition, arrive sans prévenir. Mais pas question non plus d’y voir un motif de désarroi. Mieux vaudrait apprendre à accueillir collectivement ce qui surgit, en chevauchant habilement le hasard, en découvrant peu à peu ce que l’inédit a de créatif. Sans tomber toutefois dans l’illusion d’un savoir-faire définitif : « Il n’y a pas de « maître de l’imprévu », et nulle ceinture noire n’est en cette matière attribuée, pour la bonne raison que c’est la position même de maîtrise que l’imprévu suspend » conclut Alexis Lavis.
Le livre est riche de perspectives subtiles et d’analyses bien menées, qui témoignent d’un réel talent. Certaines pages sont affaiblies par un penchant pour un style « belle dissertation à l’ancienne », mais ce sont des broutilles qui ne doivent pas dissuader d’aller découvrir cette méditation… évidemment imprévue. Ultime paradoxe : c’était facile à prévoir.
L’IMPRÉVU
Que faire lorsqu’on ne sait plus ?
d’Alexis Lavis
Autrement, « Les grands mots », 210 p., 19 €