Encore la critique des modernes
En publiant aujourd’hui Le Règne de l’homme, le philosophe Rémi Brague achève un vaste parcours. Il s’est en effet attaché, depuis une vingtaine d’années, à étudier trois grandes représentations successives de la place de l’homme. Ambitieuse et savante, son enquête parvient à toujours demeurer claire et accessible. Pourtant, la démesure guette, puisqu’elle vise tout bonnement à mettre en lumière ce que furent, dans le monde occidental, les façons de penser le rôle et le destin de l’humanité durant l’Antiquité, le Moyen Age et les Temps modernes. Ce qui impressionne, dans cette somme, c’est évidemment la combinaison d’un regard en surplomb, embrassant de larges perspectives historiques et philosophiques, et d’une attention hyperérudite aux détails de textes littéraires ou conceptuels rédigés en grec, latin, arabe, hébreu, anglais, allemand… toutes langues que Rémi Brague pratique sans peine.
Ce triptyque, ouvert par La Sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers (Fayard, 1999), s’est poursuivi avec La Loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance (Gallimard, 2005), et se clôt à présent sur Le Règne de l’homme. Les titres disent déjà l’essentiel : les trois saisons de cette saga portent effectivement sur la nature, Dieu et enfin l’homme seul. Schématiquement : l’homme antique s’est constamment pensé en relation avec un cosmos, inclus dans une nature qui marquait à la fois sa singularité, ses devoirs et ses droits. La donne change sous le règne du monothéisme : la loi divine devient la norme de l’action humaine. Toutefois, qu’on se réfère à Athènes ou à Jérusalem, c’était toujours en dehors de lui-même que l’humain trouvait le contexte, d’origine naturelle ou divine, où s’inscrivaient ses actes. Ce n’est plus le cas pour l’humain moderne : il prétend se suffire à lui-même, s’autocréer, forger par soi seul les normes de son existence.
Impossible autonomie
Ce projet nouveau, Rémi Brague en évoque pas à pas la genèse, avec notamment l’émergence – chez Bacon, chez Descartes – de la volonté de soumettre la nature, en la pliant à nos techniques, en ne reconnaissant d’autre ordre du monde que celui que nous forgeons. Mais le philosophe croit impossible une totale autonomie humaine. Il la juge vouée à l’échec et à l’autodestruction. L’homme, seul, sans contexte, serait incapable de légitimer sa propre existence. Il se trouverait donc exposé à n’avoir plus de motif suffisant de survivre, faute d’une instance qui lui soit extérieure et supérieure. Roi autoproclamé d’un empire illusoire, il ne tarderait pas à s’éteindre. Peut-être se meurt-il déjà… à moins qu’il ne commence à le comprendre et à le dire et à éventuellement se sauver. Telle est, en substance, la trame de ce volume.
S’y tissent, en quantité considérable, des fils savants, littéraires, philosophiques, si nombreux qu’ils donnent parfois le vertige (120 pages de notes, bibliographie et index pour 270 pages de texte !). C’est ailleurs, toutefois, que le bât blesse : pratiquement tous les arguments de ce livre ont été déjà mis en avant par Rémi Brague dans ses trois derniers essais, destinés à un plus vaste public (Les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique ; Le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée ; Modérément moderne, 2011, 2013, 2014, Flammarion). Usuellement, d’un gros livre saturé de références on tire, par la suite, des versions allégées, d’une lecture plus aisée. La démarche inverse déconcerte les lecteurs fidèles. Les autres auront le choix.
Le Règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne, de Rémi Brague, Gallimard, « L’esprit de la cité », 414 p., 25 €.