Cinquante jours après le 11 janvier
Mais si, souvenez-vous… Il n’y a pas si longtemps, aux yeux du monde entier, la France s’affichait unie, rassemblée, solidaire. Descendue dans les rues, comme rarement dans son histoire, elle se disait « résolue » – à quoi ? On ne le savait pas trop bien, mais elle l’était fermement. En fait, chacun lisait le message à sa façon : non au terrorisme, à la violence, à la barbarie, oui à la République, à la liberté, à la tolérance. Légendes et sous-titres n’étaient pas toujours uniformes ni concordants, mais les images étaient impressionnantes – de gravité, de recueillement. De vie, simplement. Ce pays passait pour divisé, il se révélait soudé. Il était réputé dépressif, il s’affichait tonique. On le disait morose, il s’affirmait décidé. Cinquante jours plus tard, qu’en reste-t-il ?
Au premier regard, pas grand-chose. En dépit d’appels incantatoires à « l’esprit du 11 janvier », les tensions sont revenues sur le devant de la scène. De toutes parts, polémiques et rivalités sont reparties. Les traquenards politiques sont à la hausse, les cotes de popularité du président de la République et du Premier ministre fléchissent. Rien de plus normal, en un sens. En effet, bien naïf celui qui aurait imaginé que ces moments historiques pouvaient changer d’un coup le paysage. Avant d’être un sursaut, le 11 janvier fut un émoi. Or si les chocs affectifs peuvent parfois être décisifs, ils ne produisent évidemment, d’entrée de jeu, ni de lucides analyses ni de vrais horizons d’action.
Ainsi les pessimistes pourraient-ils avoir le triomphe facile. Ils compareraient ironiquement la France proclamant en masse « Je suis Charlie » à cette « femme ennuyée », dépeinte par Stendhal dans « De l’amour ». Emportée par son élan, elle « se croit amoureuse pour la vie pendant toute une soirée ». Sous le coup de l’émotion, « elle est fière d’avoir enfin trouvé un de ces grands mouvements de l’âme après lesquels courait son imagination. » Bref, elle se raconte des histoires, s’échauffe, se convainc tout à fait que sa vie prend un tournant décisif… Ce n’est pourtant qu’une bouffée de rêves, fragile et fugace. « Le lendemain, elle ne sait plus où se cacher, et surtout comment éviter le malheureux objet qu’elle adorait la veille. » Quel « malheureux objet « la France du 11 janvier a-t-elle cru adorer : la République, la liberté, la fraternité ? Ne serait-ce pas plutôt la vérité ?
Car, dans l’émotion, ou derrière elle, un changement de logique s’est mis en route. Le plus intéressant, dans ce qui s’est manifesté alors, est un désir de vérité : il s’agit désormais de nommer les ennemis (terroristes djihadistes français), de ne plus camoufler les risques (des attentats sont possibles partout), d’oser dire ce qui est (un nouvel antisémitisme s’est développé en France, chez certains musulmans).
Manuel Valls a incarné cette parole de vérité dans son discours historique du 13 janvier. Mais la vérité ne va pas sans désagrément. L’illusion est toujours plus agréable, les déguisements plus tranquilles. Tout philosophe le sait, depuis que Socrate a payé de sa vie le fait de parler vrai à ses concitoyens. Parce la vérité est souvent dure à entendre, l’esquiver est un sport très pratiqué. Pascal, dans les « Pensées « , l’a rappelé mieux que quiconque : « L’homme n’est […] que déguisement, que mensonge et hypocrisie […] Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres. «
Pourtant, il serait trop simple de croire que tout soit déjà effacé et oublié de cette première prise de conscience qui sut mobiliser tant de citoyens. Sans doute des traces multiples subsistent-elles, recouvertes par le bruit ambiant. Mais il manque – encore et toujours, après le 11 janvier comme avant – l’affirmation d’un désir commun, la volonté collective d’avancer vers un horizon partagé – en dépit de nos divisions et divergences, de nos différences et différends. Quel monde voulons-nous ? Quelle France ? Pour quelles raisons, et dans quel but ?
Pour se tourner dans la bonne direction, la France devrait cesser d’être la femme de Stendhal ou l’homme de Pascal. Elle devrait se prendre, sérieusement pour Johnny Hallyday : « Qu’on me donne l’obscurité puis la lumière/Qu’on me donne la faim, la soif puis un festin/Qu’on m’enlève ce qui est vain et secondaire/ Que je retrouve le prix de la vie, enfin ! « Lisez bien les paroles : « L’envie » n’est pas une chanson. « Qu’on rallume ma vie ! « , c’est un manifeste philosophique et politique.