Figures libres. Mentir, y a que ça de vrai !
Une grosse bêtise s’est récemment incrustée dans la doxa. On entend dire qu’un penseur, s’il ne vit pas selon sa pensée, du même coup la disqualifie ! Voilà tout bonnement une connerie. Car on peut toujours, pour prendre un exemple classique, taxer Rousseau d’inconséquence ou de vilenie pour avoir abandonné ses enfants et rédigé un grand traité d’éducation. Semblable indignation est l’indice d’un moralisme piètre, mais somme toute excusable. En revanche, qu’on puisse imaginer que ce lâche abandon de progéniture invalide – en quoi que ce soit – les arguments pédagogiques développés par Rousseau dans l’Emile revient à nier l’existence même des idées, des analyses, de la philosophie. Cessons donc de tout confondre : ce que disent d’argumenté Pierre, Paul ou Jacques (et bien sûr Pierrette, Paulette ou Jacqueline) ne peut pas être disqualifié par ce qu’ils (ou elles) vivent par ailleurs. Mais alors, dira-t-on, ces gens qui vivent d’une façon et qui en théorisent une autre, ils mentent ? Mais oui ! Du moins en un certain sens, et c’est fort bien ainsi.
Forgeurs de mondes
L’intéressant essai de François Noudelmann, Le Génie du mensonge, permet de mieux le comprendre, en dissipant pertinemment des confusions. Que le mensonge soit moralement répréhensible, nul n’en disconviendra. Qu’il occupe d’autre part dans les vies humaines une place immense, inventive, féconde, essentielle, il convient de le rappeler. Songez à l’adultère, à la politique, à la littérature… Parmi ces grands registres de fabulation, on oublie fréquemment la philosophie. François Noudelmann montre qu’on a tort, à l’aide d’une brochette d’exemples frappants. On y retrouve Rousseau, cela va de soi, mais aussi quelques contemporains. Sartre devient ainsi le penseur de l’engagement, alors qu’il n’a même pas voté en 1936 ni vraiment résisté sous l’Occupation. Simone de Beauvoir théorise l’autonomie des femmes et célèbre en même temps sa propre jouissance servile avec l’un de ses amants. Foucault promeut la nécessité de dire la vérité sur soi tout en organisant la dissimulation de son sida. Deleuze glorifie le nomadisme, les lignes de fuite, les voyages du schizo sans mettre le nez dehors ni quitter ses quatre murs. Ils mentent ? De la même manière que les romanciers, les poètes, les peintres, les musiciens et tous les vrais créateurs, c’est-à-dire complètement, ou bien pas du tout, selon le point de vue. Ils forgent des mondes – ils ne colorient pas des décalques de leur existence.
Dans ces pages, on retrouve la finesse de François Noudelmann – on lui doit notamment Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano et Les Airs de famille. Une philosophie des affinités (Gallimard, 2008 et 2012). L’essayiste ne s’emploie nullement à dénigrer qui que ce soit. Il veut seulement rappeler cette réalité, bien connue depuis Nietzsche mais toujours troublante : les vérités philosophiques, elle aussi, sont des fictions. Elles entretiennent avec l’existence de ceux qui les façonnent des relations biaisées, complexes et rusées. S’y combinent du déni, des fantasmes, de la probité et de l’esquive, sans oublier cette curieuse et puissante propension à se persuader que le monde qu’on se représente existe par lui-même. Ainsi, qui vit et qui pense ne sont pas exactement la même personne. L’espace entre l’un à l’autre est habité par une torsion créatrice. L’oublier, décidément, serait une grosse bêtise.
Le Génie du mensonge, de François Noudelmann, Max Milo, 336 p., 19,90 €.