Kant chez Volkswagen
Quel scénario ! Aucun écrivain n’aurait imaginé pareille histoire. S’il y était parvenu, aucun producteur ne l’aurait suivi. Une firme mondiale, implantée sur tous les continents – réputation d’acier, finances en béton -, qui s’effondre en quelques heures à cause d’une fraude minable, lucrative mais à très courte vue… qui l’eût dit ?
Passé la stupeur, l’effarement, les sarcasmes, le temps vient des vrais remous, limogeages et enquêtes. Et des répercussions de fond, à l’échelle de la planète. Au-delà de Volkswagen, c’est déjà l’Allemagne qui est en crise, et bientôt sans doute l’industrie automobile. Il est trop tôt, cela va de soi, pour prendre la mesure de toutes les répercussions en cascade d’un scandale apparemment sans précédent. Pour un premier éclairage, il faudrait demander à Emmanuel Kant de sortir de son sommeil. Le penseur de l’éthique a son mot à dire sur cette affaire allemande, où moralité et réputation sont mises à rude épreuve.
Imaginons donc que ce philosophe des Lumières débarque ce matin à Wolfsburg. Ce ne sera pas pour faire la morale aux industriels fautifs. Il évitera les couplets édifiants sur l’universalité de la loi morale, l’évidence du devoir, l’obligation de ne pas mentir qui ne souffre aucune exception, etc. Il en a écrit bon nombre, mais ce sont des analyses théoriques, pas des conseils. Car il sait fort bien que les pieux sermons ne servent rigoureusement à rien.
En outre, après ce qui vient de se passer, de belles paroles purement décoratives seraient risibles. Il rappellera donc plutôt ce qu’il a souvent souligné aussi, mais qu’on a moins retenu : la nature humaine est double, morale et immorale, raisonnable et déraisonnable, aussi préoccupée d’édicter des règles que de les enfreindre. Propos plus réalistes, mieux ajustés aux événements présents.
Kant, chez Volkswagen, dira que le bois dont l’homme est fait est « si noueux qu’il est impossible d’y tailler des poutres bien droites ». Il mettra l’accent sur une tension continue qui habite la vie pratique. En tant qu’être doué de raison, chacun voit parfaitement que des règles doivent s’appliquer à tous, donc à lui-même comme aux autres. Mais, en tant qu’égoïste, guidé par son intérêt personnel, chacun est également tenté d’échapper aux règles, d’inventer une ruse qui l’avantage. Ce qui est vrai pour les individus vaut aussi pour les entreprises – quelle que soit leur taille. Sans doute, dans un monde peuplé d’anges, toutes les normes – éthiques et pratiques – seraient-elles appliquées. Personne n’aurait même l’idée de tricher. Chez les humains, c’est différent.
C’est pourquoi, poursuivra Kant, il faut contraindre chacun à respecter les lois. Qu’elles soient rationnelles et universelles ne suffit pas. Il faut veiller à leur mise en pratique, comme si on avait affaire à « un peuple de démons », c’est-à-dire des êtres intelligents, dont toutes les volontés sont mauvaises. Voilà pourquoi sont nécessaires la police, les contrôleurs, les institutions de toutes sortes qui forcent chacun à faire ce qu’il comprend mais rêve d’esquiver. Il faut, en outre, contrôler les contrôleurs, instaurer toujours une police des polices, des contre-pouvoirs multiples, puisqu’il n’y a, dans ce monde réel imparfait, que des humains faillibles. Et donc jamais de contrôle sans faille.
Après avoir écouté la leçon de Kant, et apprécié sa pertinence, quelqu’un fera quand même remarquer qu’une dimension importante de l’affaire actuelle lui échappe : le rôle actuel de la réputation, et la sanction immédiate qu’elle inflige aux mensonges. Le penseur de Königsberg ignorait le commerce global, le monde interconnecté, les marchés planétaires. Or ils ont changé la donne. Volkswagen avait mis des années à estomper sa naissance hitlérienne, à faire oublier qu’elle était la « voiture du peuple » aryen voulue par le Führer. Elle avait su forger une confiance dans sa fiabilité technique et commerciale. Sa tricherie ébranle les opinions publiques comme les places financières, avec d’autant plus de puissance qu’elle contrevient à la protection de l’atmosphère. Sans tribunaux, sans délibéré, la sanction est immédiate, comme une justice immanente.
Voilà une nouveauté. Sans attendre ni enquêtes ni décisions de justice, le châtiment tombe. Cela pourrait-il signifier que le monde, à son insu, devient moral ? Voilà décidément un étrange scénario.