« La Laïcité. Histoire d’une singularité française », de Philippe Raynaud
Britanniques et Américains ne comprennent pas la laïcité « à la française ». Ses exigences seraient liberticides, contraires aux droits de l’homme, jugent-ils souvent. Bien sûr, la neutralité de l’Etat fait l’objet d’un consensus unanime dans les démocraties. Depuis Bayle, Locke et quelques autres, tout le monde convient que la religion est affaire privée, que l’autorité publique ne peut s’exercer au nom d’aucune confession. Mais, à des yeux anglo-saxons, notre phobie tatillonne des signes ostentatoires, notre refus obsessionnel de reconnaître et de subventionner les cultes paraissent peu compréhensibles ou même choquants. Ils y discernent tantôt une énigme folklorique, tantôt la survivance d’un anticléricalisme suranné hérité des Lumières.
En tout cas, nul ne peut nier qu’existent massivement des sociétés démocratiques, respectueuses des libertés individuelles, où la place politique des religions et leur présence dans l’espace public se trouvent tout autrement agencées et réglementées que dans la République française. Serait-ce que notre laïcité est laïcarde, séquelle ringarde d’un passé révolu ? Ou bien, au contraire, est-elle notre ultime, irremplaçable rempart contre la montée des communautarismes ? Questions qui ont fait couler beaucoup d’encre et alimentent des discussions depuis des décennies. Et qui n’ont pas fini de nourrir maintes querelles.
L’ambition de Philippe Raynaud n’est pas de jeter de l’huile sur le feu, bien que ses analyses risquent d’agacer quelques dents. Ce qu’il veut : comprendre la profondeur de champ de cette « singularité française », éclairer sa portée en esquissant sa généalogie. Expert en philosophie politique, professeur à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, auteur de nombreux essais, maître d’œuvre, avec Stéphane Rials, d’un monumental Dictionnaire de philosophie politique (PUF, 2003), il retrace aujourd’hui avec acuité, clarté et concision l’engendrement de notre laïcité.
Capacités de renouvellement
La sécularisation qui a donné naissance au monde moderne a suivi en France un tout autre parcours que dans le monde anglican et dans celui des Pères fondateurs des Etats-Unis. Ancienne monarchie catholique, terre des encyclopédistes, des sans-culottes, de l’Empire napoléonien, des Restaurations et révolutions alternées, elle a connu d’abord le choc frontal entre partisans des Lumières et défenseurs de l’Eglise. La laïcité conserve la marque de cette genèse : longtemps, elle fut « catholaïque », comme dit Philippe Raynaud. Sa démonstration établit, de manière convaincante, qu’elle ne contrevient nullement aux principes des démocraties modernes, mais en constitue au contraire une des versions possibles.
Reste à savoir si elle possède encore des ressources, des capacités de renouvellement et d’invention, ou si son seul avenir est fait de crispation et de délitement. Sur ce point, Philippe Raynaud, bien informé, se garde de tout optimisme. Malgré tout, et ce n’est pas le moindre intérêt de cette clarification mesurée, son essai laisse l’avenir ouvert. La laïcité à la française a suffisamment d’épaisseur, de diversité et d’expérience pour qu’on puisse envisager qu’elle fournisse des solutions originales aux défis actuels. Dans ce vieux tissu, rien n’interdit de tailler des habits neufs. Encore faut-il trouver des stylistes talentueux.