Au Venezuela, un crime contre l’humanité
Au premier regard, l’incident est infime. Deux camions ont été détruits par les flammes, samedi 2 février, sur un pont enjambant la rivière Téchira, à la frontière entre Colombie et Vénézuéla. On pourrait raisonnablement penser que l’humanité, dans son ensemble, n’est en rien concernée. Le fait est : que ces camions aient brûlé ou non, cela ne saurait rien changer à la vie de 99,9 % de la population mondiale. Pourtant, ce n’est pas si simple. Tout dépend, en effet, de ce qu’on entend par « humanité ».
S’il s’agit de l’espèce humaine dans sa réalité biologique et démographique, si on appelle « humanité » la collection des individus Sapiens sapiens vivant actuellement sur la planète, alors la corrélation avec cet événement se trouve à peu près dépourvue de toute pertinence. Mais ce n’est pas, et de loin, la seule signification du terme. Car l’humanité se définit aussi par son histoire, son interdépendance, ses structures de pouvoir et ses conflits. Si l’on commence ainsi à songer à l’humanité géopolitique, alors ces camions changent de sens. Il apparaît vite que tout le monde, de proche en proche, risque d’être impacté par cette histoire infinitésimale.
Parce que ces camions étaient chargés d’aide humanitaire, de médicaments et de vivre, destinés à des Vénézuéliens en péril vital : enfants qui meurent de faim, adultes qui agonisent faute de soins. Parce le « président en exercice » autoproclamé Juan Guaido, se dressant contre la dictature, voulait faire entrer ce convoi dans son pays. Parce que le président en fonction, Nicolas Maduro, a décrété que cette aide, envoyée par les Etats-Unis, constituant une offensive politique, ne franchirait jamais la frontière. Et surtout parce chaque camp, aujourd’hui, se trouve soutenu par de grandes puissances.
Au côté de Juan Guaido, se tiennent États-Unis, Canada, Brésil, et d’autres. A l’opposé, Russie et Turquie ont pris fait et cause pour Maduro. L’Union Européenne, après la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, a demandé d’urgence des élections libres. Autour de cette crise, une atmosphère de guerre froide s’installe donc de plus en plus nettement. Et le Vénézuéla est au bord de la guerre civile. Les alliances nouées par chacune des parties en présence montrent donc clairement que tout incident, dans ce conflit, se répercutera bien au-delà des frontières du pays. Voilà pourquoi l’humanité est concernée.
Mais ce n’est pas la seule raison. Car il existe un autre sens du terme « humanité », qui désigne cette fois le sentiment spontané du lien unissant tous les individus de l’espèce. C’est en ce sens qu’on parle de « faire preuve d’humanité ». Cette humanité-là est morale, et non plus biologique. Elle est universelle d’un point de vue éthique, et non plus géopolitique. Le vieux Cicéron, qu’on oublie depuis longtemps de lire comme il le faudrait, fut le premier à en concevoir la portée. « Par cela même qu’il est un homme, un homme ne doit pas être étranger pour un homme » écrit-il dans le traité Des biens et des maux.
Le penseur romain n’en reste pas là. Il aperçoit ce point, qui demeure toujours essentiel aujourd’hui : la fonction centrale du pouvoir politique est de préserver cette humanité. Le rôle des lois, de l’autorité, de l’Etat est de préserver le lien humain, et non de l’entraver, encore moins de le détruire. « Il nous faut honorer, conserver et maintenir intacte cette union, cette société commune à tout le genre humain », insiste Cicéron dans son traité Des devoirs, précisant que cette société du genre humain se rompt « si nous sommes disposés à dépouiller et à léser autrui à notre profit. »
Est-on loin du Vénézuéla ? Très près, au contraire. Car si la fonction ultime du pouvoir politique est bien de protéger cette humanité, il commet un crime moral en la détruisant, quand bien même il se prétend légal et se proclame dans son droit. Le crime de Nicolas Maduro n’est pas d’avoir fait détruire les vivres et les médicaments d’un convoi humanitaire – une polémique se poursuit pour connaître les causes de l’incendie. Son crime est d’avoir conduit la population d’un grand pays pétrolier à la famine, la misère et les maladies au nom du bien, du vrai, du juste, des libertés et des lendemains qui vont chanter. Il s’agit d’un crime contre l’humanité, commis par incompétence, bêtise, aveuglement et autoritarisme. Ceux qui ont célébré le despotisme irresponsable de Chavez, ceux qui soutiennent encore la dictature de Maduro sont complices.