35 000 cartes pour penser, ou échouer
Il n’a vraiment pas atteint la gloire, bien qu’il en ait rêvé. Georges-Louis Le Sage (1724-1803) passe aujourd’hui pour une figure de second plan. Célibataire taciturne, il n’a vécu qu’à Genève, enseigna mathématiques et physique, ne publia presque rien, se montrant incapable, malgré des décennies de travail acharné, d’achever un livre ou d’avoir des enfants. Pas étonnant, dès lors, que son nom soit connu seulement de rares historiens. Les uns sont spécialistes de la société genevoise, où sa silhouette paraît plus ou moins étrange. Les autres scrutent les idées scientifiques du XVIIIe siècle et savent que notre homme fut l’auteur, en 1750, d’un Essai sur les forces mortes. Le Sage est habituellement considéré comme disciple marginal de Newton. Il rédigea par exemple l’article « gravité » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et spécula sur les causes de la gravitation, en supposant notamment, pour l’expliquer, l’existence de « corpuscules ultramondains ».
Pourquoi donc exhumer pareil personnage ? Ce savant de l’ombre, sous ses airs de vieux raté, fut un acteur essentiel d’une mutation historique profonde, qui affecta les manières d’écrire, d’agencer les idées et d’élaborer la recherche. Il a en effet expérimenté mille usages et impasses des fiches, explorant en aventurier solitaire les changements qu’elles introduisent dans les pratiques scientifiques. C’est ce que met en lumière Jean-François Bert, de l’université de Lausanne. Son essai, intéressant et curieux, est issu d’une immersion personnelle dans les archives de Le Sage, constituées de… 35 000 cartes à jouer ! Ces bouts de carton servaient au savant à tout noter.
Au fil des ans, les cartes à jouer devinrent ses pense-bêtes et ses outils de travail. Le Sage y accumule notes, références, souvenirs, points de méthode, intuitions, interrogations. Il multiplie les fragments, les classe, les regroupe d’une façon, puis d’une autre, inlassablement. Il fait des tris, des tas, des enveloppes, des boîtes. Il invente ainsi, en tâtonnant, une nouvelle époque des savoirs : celle des fiches, des données cumulées et répertoriables selon quantité de critères différents. Jean-François Bert montre combien ces manipulations obsessionnelles ouvrent la voie à des méthodes de recherche inédites, qui vont marquer la modernité.
Les caissettes et sachets où Le Sage archive ses cartes ont aussi quelque chose de pathétique. Car il accumule ces « lambeaux », comme il dit, pour rédiger enfin, avant de mourir, les livres qui assureront sa gloire pour les siècles à venir. Au moins quatre volumes, ou deux, ou même un seul… Mais toujours il se perd en route. L’œuvre s’émiette à force de se vouloir impeccable. Ses forces diminuent. Les fiches prolifèrent, il veut rendre compte de tout, des idées qui lui viennent et des circonstances de leur apparition, des travaux des autres et de l’originalité des siens. Le Sage ne veut pas faire semblant. Il déteste la rhétorique, les effets séduisants. Il ne veut que dire vrai, et se perd à jamais dans son propre labyrinthe.
Sans doute peut-on juger que ce n’est qu’un vieux fou, trop rigoureux pour devenir créatif, trop scrupuleux pour avoir vraiment du génie. A moins qu’il n’indique à sa manière ce trait central des temps modernes : les données s’accumulent, les fiches prolifèrent… et les livres s’étiolent.
COMMENT PENSE UN SAVANT ?
Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer
de Jean-François Bert
Anamosa, 222 p., 20 €