Quand George Sand faisait communauté
Comment se construit une maison ? Croire qu’il suffit de murs, portes et fenêtres, c’est rester très bas de plafond. Car ce sont aussi quantité d’histoires et de mots, intriqués aux éléments physiques, qui font exister n’importe quelle maison. Récits de sa construction, de ses modifications, de son entretien, évidemment. Mais aussi paroles sans nombre des gens qui y vécurent amours et deuils, drames et rires, inventions et déceptions. Toute maison retient ainsi, tapies dans ses plis, une kyrielle de vies, le plus souvent rendues muettes par l’oubli. Pas toujours, heureusement.
Avec la grande demeure – à Nohant, dans le Berry – qui abrita les mille vies de l’effervescente George Sand (1804-1876) et des siens, un riche matériau s’offre aux explorations, récits et réflexions de Michelle Perrot. Voilà en effet un lieu d’exception, habité plusieurs décennies de suite, de manière provocante, utopique, déraisonnable et inventive, par une tribu bigarrée. Elle voit coexister génies et paysans, enfants et adultes, hôtes de passage et animaux familiers. L’atmosphère est à la fois bohème et studieuse.
La maison s’édifie sur des violences – mort du petit frère, mort du père, coups du premier mari… – et sur des éclats de rire, des amants de passage, des amours durables. S’y trament également des constellations de livres, notes de musique, pièces de théâtre, croquis, tableaux… Pareil univers ne pouvait manquer d’attirer une grande historienne, familière de George Sand, de son temps, de ses idées, exercée à scruter histoire de la vie privée, histoire des femmes et Histoire de chambres (Seuil, 2009, prix Femina Essai). Michelle Perrot entraîne avec bonheur le lecteur dans cette propriété bruissante d’archives et de nostalgie.
On y voit s’y presser, au fil des ans et des pages, une impressionnante cohorte d’ami(e)s, d’amant(e)s et d’invité(e)s, à commencer par Frédéric Chopin. Il rejoint George à Nohant durant plusieurs années consécutives, n’aime pas tellement la campagne, mais compose dans la maison une part importante de son œuvre. Pleyel achemine de Paris, avant chaque été, un piano à queue. Une pièce est insonorisée pour que Chopin travaille, mais l’odeur de la peinture lui donne la migraine, alors que les travaux sont presque permanents, puisque George change la disposition des pièces, ajoute des chambres…
Parmi les musiciens, Franz Liszt aussi vient à Nohant, en compagnie de Marie d’Agoult. Chez les peintres, on retiendra Delacroix. Du côté des écrivains, c’est l’embarras du choix, sur le temps long, entre Balzac, Dumas fils, Tourgueniev, Flaubert… Excusez du peu ! D’ailleurs, tout ce beau monde n’est pas en vacances. La vie ici est festive, certes, mais les horaires sont stricts. Le soir, les hôtes se retrouvent, jouent, conversent. Le reste du temps, chacun va « piocher », comme dit George, de son côté. L’utopie tente de se concrétiser d’une humanité où chacun crée, artiste ou artisan, bourgeois ou paysan, en paix avec les autres. Le socialiste Pierre Leroux vient souvent.
George travaille de préférence la nuit, dort au lever du jour, se lève après le déjeuner, s’occupe de ses deux enfants, du jardin, du domaine. Car la demeure n’est pas une maisonnette. Construits en 1770, les bâtiments sont imposants, entourés de cinq hectares de jardin. George refuse de parler de « parc », histoire d’écarter les souvenirs aristocratiques, ceux du temps où elle se nommait Aurore Dupin, baronne Dudevant.
Un des paradoxes majeurs de la maîtresse de maison est de tenir les derniers lambeaux d’une immense fortune, celle des Dupin, fermiers généraux de l’Ancien Régime et dignitaires de l’Empire, et d’être bohème, socialiste humaniste, et panier percé. Le manque d’argent, occupe une place constante dans sa vie. Si George Sand publie près d’une centaine de livres et y ajoute des pièces de théâtre, c’est sous la contrainte de faire rentrer des droits d’auteur, qui pourtant ne comblent jamais les déficits, car les dépenses sont supérieures, et la jonglerie sans fin…
Michelle Perrot scrute avec empathie les gens, les lieux, les temps qui forment cette demeure. Elle n’oublie personne, pas même Pierre Bonnin, menuisier « fantasque, buveur, mais fidèle » qui a façonné notamment la grande table ovale du salon, où tout le monde s’assemble le soir. Elle n’omet pas non plus les chiens peuplant Nohant, notamment Pistolet, que George prétendait « sublime d’intelligence », ni Ralph, une engeance qui ne supportait pas les voyages et qui « a dégueulé dans les jambes de tout le monde ».
Baudelaire, abhorrant ce que représentait George Sand, écrit à son sujet : « Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. » Michelle Perrot, qui est pour sa part subtile, fine, déliée, a plus que de la sympathie pour cette femme et ce lieu. En faisant revivre cette maison d’artiste, elle ressuscite un espace d’utopie, entrecroisant réalités et illusions. Son livre – à la fois aérien, grave, savant, vivant – se lit comme une fête, un peu mélancolique, dans la demeure du temps.
GEORGE SAND À NOHANT
UNE MAISON D’ARTISTE
de Michelle Perrot
Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 464 p., 24 €
Extrait
« Une planète où on ne saurait ni lire ni écrire »
Elle consomme d’énormes quantités de bougies, d’huile, puis de pétrole, dont elle ne peut plus se passer. Plus que de l’éclairage, c’est du froid qu’elle souffre durant ces longues nuits de travail. En 1829, elle recommande à Boucoiran de faire du feu tous les jours dans son « réduit » pour qu’elle puisse y travailler à son retour de Paris.
(…)
« J’avais froid dans ma chambre, et, en m’endormant, je voyais es paysages fantastiques, des mers agitées, des rochers battus des vents. La bise qui sifflait au dehors, et le feu qui pétillait dans ma cheminée, produisaient des cris étranges, des frôlements mystérieux, et je crois que j’étais plus obsédée que charmée par mon sujet ». La vision, l’imaginaire déferlent dans la nuit glacée. Une œuvre se construit.
Ecrire était sa vie. Mais il lui arrivait de rêver d’un monde sans écriture : « J’espère, après ma mort, aller dans une planète où on ne saurait ni lire ni écrire. »
George Sand à Nohant, p. 348-349