A la mi-temps, animaux : 1, humains : 0
Quelques nouvelles évidences sont en passe de s’imposer. Elles sont bien connues : les humains maltraitent les animaux, les exploitent, les asservissent, les font souffrir et les massacrent. Donc, il faut non seulement les protéger, mais les libérer, les reconnaître comme personnes et sujets de droits. Et ne pas hésiter à condamner, par tous les moyens disponibles, l’illusoire et criminelle arrogance de la sale espèce qui se juge supérieure, se croit tout permis et n’est que nuisible. L’air du temps bruisse des actions militantes pour la cause animale, des discours anti-spécistes, des justifications philosophiques de la destitution de l’Homme-Roi. Si c’était un match de foot, le score ne serait pas en faveur de l’équipe humaine. Mais le match est loin d’être terminé…
Car rien n’est si simple qu’on le croit. Il convient en effet d’interroger cette marée montante, de scruter ses causes, ses arrière-plans, ses éventuels faux semblants. Avant de prendre trop vite pour argent comptant bons sentiments animalistes et mauvais ressentiment anti-humaniste, il convient de chercher comment et pourquoi nos représentations sont en train d’évoluer. C’est ce que s’efforce de faire Jean-Pierre Digard, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l’anthropologie de la domestication animale. Son récent essai, L’animalisme est un anti-humanisme, devrait faire grincer pas mal de dents, car il ne s’embarrasse pas de précautions pour dénoncer ce qu’il considère comme abus, dérives, aberrations et bêtises produisant « les germes d’un nouvel obscurantisme ».
Sa démarche mérite attention, pour d’autres raisons que le goût de la polémique. Car ce qu’interroge l’anthropologue, ce sont d’abord les causes sociales et historiques qui engendrent cette mutation des sensibilités. Il les cherche dans ces changements contemporains dont on parle trop peu : d’une part l’intensification des élevages, créant une vaste plèbe d’animaux de rente, d’autre part l’explosion des animaux de compagnie, générant une élite animale, luxueuse et familiale, d’animaux-personnes. Dans les sociétés citadines occidentales, la nouvelle représentation du chien et du chat s’est en quelque sorte transposée à « l’animal » dans son ensemble, faisant oublier la diversité des millions d’espèces existantes et les réalités dissemblables de leurs conditions d’existence.
Jean-Pierre Digard décrit la radicalisation progressive des actions et des discours militants, leurs excès, leurs erreurs, leurs ignorances des réalités des mondes animaux, parfois leurs mensonges délibérés. Il souligne la disproportion entre le petit nombre de convaincus et l’écho de leurs convictions, partout relayées, devenues idéologiquement correctes. Il rappelle combien est illusoire l’idée qu’en vivant « mieux » avec les animaux les hommes vivraient nécessairement, entre eux, des relations harmonieuses et pacifiées.
Il est possible que ce chercheur n’ait pas toujours raison. Il est probable qu’il soit parfois victime, lui aussi, de partis pris et de biais cognitifs. Malgré tout, ses interrogations et objections sont indispensables. Tout simplement parce qu’elles conduisent à se demander : dans quelle mesure nos prétendues évidences sont-elles vraies ? Sur quoi reposent-elles ? Comment les mettre à l’épreuve ? Vieilles comme la philosophie, ces questions demeurent la politesse élémentaire du savoir.
L’ANIMALISME EST UN ANTI-HUMANISME
de Jean-Pierre Digard
CNRS Editions, 126 p., 14 €