Des mots se perdent, d’autres se tordent
Vous l’avez déjà remarqué : les mots sont comme nous. Ils naissent, meurent, migrent. Certains connaissent une heure de gloire, d’autres sombrent dans l’oubli. Difficile, bien souvent, de dire pourquoi. Engouement soudain ou désaffection lente, les aventures du vocabulaire conjuguent effets de mode et profondes évolutions. En tout cas, ces micro-variations en disent souvent plus qu’on ne pense de l’époque, ses obsessions et ses négligences. Dans ces détails, comme toujours, logent dieu et diable. Ce qu’on oublie souvent, et qu’il vaut mieux repérer.
Par exemple, vous avez dû forcément noté, même sans vous y attarder, qu’on ne dit plus « intituler ». Ce pauvre terme a fichu le camp, de manière somme toute étrange. Il n’y a pas si longtemps, tout avait un titre : romans, essais, chansons, films et spectacles. Toutes les œuvres s’intitulaient de telle ou telle manière. A présent, elles s’appellent. Ce n’est plus un travers de commentateur pressé. On entend des auteurs dire « Mon livre s’appelle… », des compositeurs répondre « Cette chanson s’appelle… ».
Inutile de jouer les puristes. Ce n’est certes pas un crime contre l’humanité. Juste un signe des temps. Voilà : les œuvres, désormais, ne s’intitulent plus. Elles ont seulement des noms. Comme les chiens, les chats, et certaines vaches. Et quelques brebis, chez les derniers bergers en titre. Si l’on veut en tirer une conséquence, ce serait l’affaissement du symbolique. Les créations – petites ou grandes, sublimes ou nulles, peu importe – étaient naguère des entités à part. Elles changent sans doute de statut. Avec la fin du mot « titre », donc de l’idée qui l’accompagne, c’est ce qui se profile.
Un titre ancien de Johnny Hallyday, en 1961, fut « Viens danser le twist ». En ce temps-là, c’était une danse. Aujourd’hui, ceux pour qui le verbe « twister » évoque une torsion des genoux sont soit des historiens soit des vétérans. Car on peut « twister » tant qu’on veut, à présent, sans le moindre risque de gonalgie. « Série Limitée », magazine édité par Les Echos, affirme qu’il présente, vous avez dû remarquer, un quotidien « twisté ». Rien à voir avec le Golf Drouot ni les Chaussettes Noires, dont les historiens préciseront qu’il s’agit respectivement d’un dancing parisien des années 1960 et d’un groupe de rock français de la même époque où Eddy Mitchell fit ses débuts. C’était avant.
Maintenant, « twisté » veut dire « travaillé », sophistiqué, repris et sublimé. On se saisit ce qu’on a sous la main – du banal, de l’ordinaire…- et, en le « tordant » (to twist en anglais signifie « tortiller, torsader »), on le réinterprète, le transpose. On le réinvente sans pour autant l’annuler ni le remplacer tout à fait. Par exemple, Marie-Antoinette twistée donne un film de Sofia Coppola. Un refuge de montagne, correctement twisté, peut devenir chambre d’hôtes de luxe. Un vieux bistrot est rénové, une vieille recette revisitée… twistés, vous dis-je ! Le principe du twistage (torsion-réélaboration-authenticité préservée mais transformée) a d’innombrables applications : gastronomie, design, prêt-à-porter, art de vivre, communication, etc.
Rien n’interdit de le décliner en politique. Twistez (à peine) Hugo Chavez et vous aurez Jean-Luc Mélenchon. Twistez (fortement) Paul Ricoeur et vous aurez (peut-être) Emmanuel Macron. On pourra discuter à perte de vue de la pertinence de tel ou tel exemple, juger telle transformation abusive, tel résultat infidèle. Ce ne sont des modalités contingentes. Le principe du twisté, lui, reste inchangé : se saisir d’un matériau préexistant, le griffer de telle sorte qu’il soit encore discernable, tout en étant altéré, rénové.
Les malins auront reconnu ce que le vieil Hegel nommait Aufhebung. Ce terme réputé intraduisible veut d’abord dire simplement « conserver » (les cuisinières allemandes n’ont pas d’autre mot pour parler de leurs bocaux). Mais le même vocable veut dire aussi « supprimer », ce qui complique fortement le jeu. C’est pourquoi la dialectique hégélienne a coûté aux étudiants comme aux professeurs tant de céphalées persistantes. Le twistage pourrait l’éclairer. Par exemple : la monarchie française, par ses contradictions internes, a engendré sa négation, la Révolution de 1789. La Révolution en s’effondrant dans la Terreur laisse place à l’Empire. Ce dernier conserve et supprime à la fois la Révolution. Napoléon a twisté la Révolution : on la discerne encore, mais sous les traits nouveaux qu’il lui impose.
Moralité : « – Comment s’appelle votre livre ? – Hegel twisté. »