« Les Misérables », nous et Dieu
Difficile de trouver roman plus connu. Depuis un siècle et demi, Les Misérables ont conquis la planète. Traduite en toutes langues, adaptée plusieurs fois au cinéma, devenue bande dessinée ou comédie musicale, l’œuvre est familière à chacun. Fantine, Cosette, les Thénardier, Jean Valjean, Javert, Gavroche et les autres sont comme des voisins, des amis, des cousins, des gens qu’on connaît de longue date. Mais qui appartiennent, avant tout, au XIXe siècle. Qui incarnent et résument un vieux temps – celui de l’exploitation sauvage et des révoltes sanglantes. Tous parlent du passé, pas de nous, présentement. Et si c’était une erreur ? S’il fallait lire Hugo autrement, en se disant qu’il parle, plus qu’on ne croit, du XXIe siècle ?
L’édition des Misérables qui paraît aujourd’hui dans la Pléiade pousse incite à tenter l’expérience (1). La première parution du roman dans cette bibliothèque prestigieuse datait de 1951. La nouvelle, accompagnée de documents passionnants, débarque donc dans un univers sans commune mesure avec celui où l’humanité a vécu. La société numérisée, mondialisée, technologisée n’a plus grand chose en commun, semble-t-il, avec celle où luttaient les figures esquissées par le souffle du poète. Et pourtant…
Dès qu’on songe aux souffrances de tous les démunis, il y a bien plus de proximité qu’on ne croit. Comment ne pas trouver de semblables destins entre les personnages de Hugo et nos contemporains – cohortes de migrants, miséreux de la France périphérique, paysans au bord du suicide, enfants violentés, filles prostituées ? Les vies écrasées des faibles n’ont pas vraiment changé. L’indifférence et le cynisme des puissants non plus. Les décors sont différents. Les détresses sont les mêmes.
Toutefois, la corde sensible ne dit pas tout. Elle existe, et importe, bien sûr. La saga des Misérables est aussi celle du cœur. Sans ce coeur, le roman n’existerait pas. Mais pas non plus, pour Hugo, la société, l’humanité, le cosmos. Dans ses cartons, l’auteur a en effet laissé une étonnante « Préface philosophique », rédigée en 1860 pour le roman, finalement écartée. « Ce livre est religieux » y précise-t-il d’emblée. En quel sens ? Et pourquoi sommes-nous toujours concernés ?
Hugo se dit à la fois religieux et « étranger à toutes les religions actuellement régnantes ». Les respectant toutes, n’en partageant aucune. Et refusant d’adhérer aux superstitions. Ce qui ne l’empêche pas d’être taraudé par la question de Dieu, devenue pour lui synonyme de l’inexplicable et de l’infini. Or l’infini existe, l’inexplicable aussi. Ils ne cessent d’habiter les esprits humains. « La religion n’est autre chose que l’ombre portée de l’univers sur l’intelligence humaine », continue ce philosophe à l’état sauvage. Il faut donc commencer par extraire la religion – la « spiritualité », comme on dit aujourd’hui – des croyances et des rites institués.
D’où ces lignes qu’il faut citer, parce qu’elles parlent plus que jamais : « L’assujettissement aux Bibles, la servitude aux livres, l’idolatrie des textes, l’obéissance passive aux Vedas et aux Korans, tout cela est terrestre, tout cela est artificiel, tout cela est construit pour les besoins de tel ou tel mode de civilisation (…) tout cela n’a, dans l’absolu, nulle raison d’être. Mais l’obéissance aux lueurs intimes, la confiance aux irradiations infinies, la foi à la conscience, la foi à l’intuition, c’est la chose sacrée, c’est la respiration de l’air même du sanctuaire inexprimable, c’est la communication avec Dieu, c’est la religion. »
L’intérêt majeur de Hugo, de cette préface, de ce que charrie d’immense Les Misérables, c’est d’indiquer le lien, qui nous fait si cruellement défaut, entre cette intuition spirituelle et la politique, les relations sociales, l’économie. Le maître mot de ce lien est « solidarité », mais son sens est étendu à l’extrême. Si la démocratie est bien avant tout solidarité, pour Hugo, c’est parce que l’humanité se trouve solidaire avec la planète, qui est solidaire avec le cosmos, qui est solidaire avec l’infini. Ainsi s’esquisse une boucle qui tient ensemble l’insondable, la nature et la révolte. Qui fait communiquer les sentiments intimes, les galaxies et l’existence des autres. J’ai la faiblesse de croire que pareille question ne s’est pas close, définitivement, depuis 1862.
- Victor Hugo, Les Misérables. Edition établie par Henri Scepi, avec la collaboration de Dominique Mondond’huy (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1734 p. , 72 €, prix de lancement 65 € jusqu’au 30 juin 2018)