Les instants heureux résistent à tout
Les livres traitant du bonheur sont… un grand malheur ! Les uns accablent le lecteur de conseils stupides pour devenir idiot, d’autres de conseils idiots pour finir stupide. Quelques-uns, moins nombreux, parfois moins affligeants, se donnent pour objectif unique de traquer par la pensée cette mystérieuse condition, de construire sa définition et d’expliquer ainsi, en quoi, finalement, le bonheur consiste vraiment. Entreprise louable, sans doute, mais qui tourne bien vite à la dissertation ennuyeuse et vaine, puisque, comme Kant l’a montré puissamment, il s’agit seulement d’un « idéal de l’imagination », propre à chacun, et non d’une notion philosophique à proprement parler.
C’est donc avec soulagement qu’on lit, en ouverture du nouvel essai de Marc Augé : « Ce livre ne traitera pas du bonheur, mais des bonheurs ». D’emblée, l’anthopologue-écrivain renonce à échafauder une théorie de plus au sujet de la félicité en général et de la béatitude terrestre en particulier. Ce qui l’intéresse, c’est le pluriel de quelques instants singuliers, le surgissement et la persistance de moments et mouvements qui ravissent – à tel point que leur seul souvenir, en dépit du temps, continuent à diffuser de la joie. De ces instants pleins, parfaits en leur genre, Marc Augé esquisse un élégant catalogue, à la fois personnel et générique, nonchalant et réfléchi.
Voir son grand-père, pas loin de mourir à l’hôpital, venir dire adieu à sa maison, contempler une dernière fois son jardin et sourire. Se souvenir de la joie des retours, des rencontres, de toutes les premières fois. Célébrer la place des chansons, ritournelles et refrains, la saveur et le rôle subtil des pâtes, inconnues naguère dans la culture alimentaire française, ou encore les plaisirs de l’âge. Voilà certains de ces instants dont la lumière tient bon, quelle que soit la noirceur du reste. Car le propre des bonheurs n’est pas de former un tout, mais de résister à tout.
Ils tiennent, en dépit des catastrophes intimes ou collectives, des misères ou des tristesses. Ils surgissent sans préavis et perdurent sans effort. Ils sont « du jour » aussi bien que de toujours, incessamment éclairants. Marc Augé les dénomme, par jeu, des bmt, des « bonheurs malgré tout ». Parce qu’ils sont personnels, il évoque donc quelques-uns des siens. Mais ce journal intime demeure celui d’un anthropologue, qui n’oublie pas d’être ethnologue de lui-même, et de nous également, autant que faire se peut.
Il montre donc, par petites touches, mine de rien, comment ces joies subjectives mettent en jeu des relations aux autres et au monde autant qu’à soi. Comme souvent avec Marc Augé, le charme discret de ce petit livre donne l’impression de poursuivre une conversation avec un ami sensible, pudique et malicieux, qui a lu Marcel Mauss mais aussi Stendhal, Flaubert mais aussi Félix Leclerc, et se moque de ses années.
Toutefois, on aurait tort de croire cette lecture seulement intelligente et agréable – ce qui est déjà beaucoup, vu l’état de nos lettres et celui de l’époque. En fait, au détour d’une page, çà et là, une fulgurance attend. Par exemple : « L’amour, c’est donc l’épreuve combinée de l’autre et du temps ». Voilà qui pourrait bien s’appeler un bonheur. Parmi d’autres, comme un instant qui s’établit, demeure, et fait de la lumière.
BONHEURS DU JOUR
Anthropologie de l’instant
de Marc Augé
Albin Michel, 162 p., 15€