L’art de la séduction bien tempérée
Décidément, Gilles Lipovetsky est un observateur et analyste d’une grande finesse. Il n’a pas son pareil pour capter dans nos sociétés ce qui semble d’abord n’être qu’un air du temps, une atmosphère d’ensemble, afin d’en révéler, de proche en proche, la profondeur, l’étendue, la complexité, les évolutions possibles. Et il y a une bonne trentaine d’années que cette œuvre se construit, mine de rien, depuis L’ère du vide (Gallimard, 1983) jusqu’à De la légèreté. Vers une civilisation du léger (Grasset, 2015), en passant notamment L’empire de l’éphèmère (Gallimard, 1987) et Le bonheur paradoxal (Gallimard, 2006). En une quinzaine d’essais s’est affirmée une pensée sachant être critique sans être revêche, une façon somme toute très singulière de mettre en lumière nos penchants et travers collectifs, sans fulminer pour autant contre la consommation, le capitalisme et le luxe comme s’ils annonçaient l’apocalypse.
Avec cet « essai sur la société de séduction », qui emprunte son titre, Plaire et toucher, à la préface de Racine à Bérénice (« La principale règle est de plaire et de toucher »), le sociologue-philosophe est visiblement parvenu à une ample maîtrise. Car il ne s’agit pas ici d’appréhender la séduction de manière superficielle – bien qu’elle soit toujours liée aux surfaces, aux apparences, à une forme de captation – mais de l’embrasser dans toutes ses dimensions : sexuelle, commerciale, esthétique, industrielle, politique… pour mieux montrer combien elle est essentielle à l’humain, et même vitale pour qu’il se constitue. Aujourd’hui en pleine expansion, la séduction est pourtant souvent ignorée ou méprisée, au moment même où elle s’est partout infiltrée et renforcée.
Cette défiance est ancienne. Gilles Lipovetsky rappelle combien, depuis Platon, la séduction est accusée de tromperie. Usant d’artifices et d’illusions, elle ferait régner l’apparence au lieu de la réalité, le mensonge au lieu de la vérité. Son empire actuel, qui ne fut jamais si étendu ni si divers, signerait donc le triomphe ultime des simulacres, la victoire du semblant. Tout l’essai combat cette condamnation, avec une surabondance d’arguments et d’exemples. Car il suffit de regarder autrement, de plus près, de manière moins bougonne, pour voir qu’en tous domaines la séduction est d’abord créatrice. Plaire et toucher, capter l’émotion, captiver l’attention sont des ressorts de l’art autant que du commerce, de l’amour autant que de la politique. « La séduction est consubstantielle au vivant : avant d’être un artifice, un leurre, une stratégie, elle une donnée immédiate de l’expérience sensitive et affective » écrit Gilles Lipovetsky.
Ce qui n’implique pas que son extension maximale soit sans inconvénients ni effets pervers. Cette vaste réflexion – qui englobe, entre autres, l’artificialisation des corps, les réseaux sociaux, aussi bien que les mutations du capitalisme et les dilemmes actuels de l’éducation – n’ignore rien des risques nouveaux que fait encourir la société de séduction. Mais elle évite de la condamner sans appel. Au contraire, Gilles Lipovestky ne cesse d’insister sur les beaux développements de la séduction, sa puissance motrice dans les existences individuelles comme dans la vie collective. Il appelle donc à la cultiver, avec intelligence et discernement, plutôt qu’à la stigmatiser en bloc, en croyant être malin parce que virulent. Finesse, décidément…
PLAIRE ET TOUCHER
Essai sur la société de séduction
de Gilles Lipovetsky
Gallimard, 468 p., 23 €