« Ce que l’on sait de… »
Elles s’installent sans prévenir, s’incrustent dans les actualités. Une fois installées, elles prolifèrent. Elles viralisent. Qui ? Les petites formules. Des tournures de phrases que personne ne remarque, parce que ce sont seulement des façons de parler que chacun reprend. « Ce que l’on sait de… » fleurit actuellement presque partout. Qu’il s’agisse des costumes de François Fillon, de la famille Troadec démembrée, des trajets d’un terroriste entre Europe et Syrie ou d’un incident dans une centrale nucléaire, les sujets importent peu, la formule revient à l’identique. Hier encore, on dressait un bilan, on faisait le point, on récapitulait. A présent, s’affiche en titre l’unique formule « ce que l’on sait de… ». Elle n’a l’air de rien. Pourtant, en l’interrogeant, quelques surprises émergent.
Qui est « on », dans cette expression bloquée ? Celui qui sait n’est pas identifié. Au premier abord, ce sujet connaissant est multiple : il peut s’agir, selon les cas, de « sources proches du dossier », d’enquêteurs, de magistrats, de policiers, de sauveteurs, de médecins, de correspondants de guerre… En fait, ce « on » désigne les journalistes eux-mêmes : nous, qui sommes dans les rédactions, voilà les éléments qui nous sont parvenus, ou que nous avons collectés et triés, dans le meilleur des cas. Autrement dit, ce sujet anonyme renvoie aux – professionnels des médias, qui mènent de moins en moins d’investigations et dépendent de plus en plus de sources extérieures.
Ce qui est en jeu n’est donc pas « ce que l’on sait » de manière universelle, générale et objective. « Ce que l’on sait » du Big Bang ou de la civilisation aztèque fait référence au savoir des astrophysiciens ou à celui des historiens. Quand il s’agit de l’actualité chaude, évoluant heure par heure, la formule signifie simplement : « voilà ce que nous, journalistes, avons présentement à notre disposition concernant ce sujet ». Ceci appelle toutefois quelques remarques. D’abord, il faut remarquer que le public n’est pas inclus d’emblée dans ce pronom indéfini, qui ne signifie pas « voici ce que nous savons, vous et nous, de cette affaire ». Au contraire, il dit à peu près : « nous disposons pour l’instant des éléments suivants, et nous vous les transmettons en attendant d’autres données». Cette connaissance est évidemment limitée, mouvante, destinée à se modifier tout à l’heure.
Voilà ce qu’il faut souligner : une connaissance est affichée, alors que par définition ce ne sont encore que bribes d’informations, éléments partiels, indications à compléter. « Bilan provisoire » dit-on chaque fois à propos du nombre de victimes. En réalité, « ce que l’on sait de… » – quelle que soit l’actualité concernée – ne désigne toujours qu’un bilan provisoire,. Dès lors, c’est tout ce qu’on ignore encore qui devient décisif ! Sur le devant de la scène figure « ce que l’on sait ». L’essentiel, derrière cet affichage, demeure ce que l’on ne sait pas – pas encore, ou pas du tout – ce qui n’a pas filtré, que l’on n’a pas le droit de dire, ou que personne ne sait. Au lieu d’être, comme il semble, une déclaration annonçant des connaissances, la formule constitue un aveu implicite d’ignorance, ou même d’impuissance.
L’ignorance affichée des philosophes est la symétrique inverse. Quand Socrate proclame « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », quand Montaigne demande « que sais-je ? » et répond « bien peu », quand Emmanuel Kant fait de la question « que puis-je savoir ? » l’outil décisif de la critique de la raison pure, tous ont en tête ceci : « ce qu’on ignore » est plus décisif que ce que l’on sait. C’est pourquoi ils mettent l’accent, quelles que soient par ailleurs leurs différences, sur ce qui n’est pas assuré dans ce que nous croyons le plus solide. Ce qui les intéresse : la part de nos prétendues certitudes qui ne résiste pas à l’examen, non l’exposé de poussières de faits connus en partie.
Je n’ignore pas que Socrate n’a jamais été au 20 heures, ni Montaigne sur le web. Je voulais juste suggérer combien la formule « ce que l’on sait de » est trompeuse. En un sens, elle est bien sûr banalement légitime. En un autre sens, elle leurre, dans la mesure où elle masque nos incertitudes, nos doutes et nos ignorances. A se demander si les vieux usages – qui parlaient de bilan, de point etc. – ne valaient pas mieux. En tout cas, sous son air innocent et neutre, cette petite expression en dit plus qu’on ne croit. Voilà à présent « ce que l’on sait ».