Quand l’UNESCO s’autodétruit
Ce n’est pas un incident. Ce serait même une grave erreur de banaliser cette histoire. Les résolutions que l’UNESCO vient d’adopter à propos de Jérusalem suscitent à juste titre un scandale international, et le premier ministre italien Matteo Renzi, comme beaucoup d’autres, s’honore de les juger inacceptables. En effet, dans ces textes, le lieu historique du Temple de Jérusalem est dorénavant désigné par son seul nom arabe (Al-Buraq), comme si le judaïsme et son histoire n’avaient jamais existé. En réalité, ces résolutions défendent exclusivement le point de vue musulman et palestinien sur « l’esplanade des mosquées » et sur cette partie de la « Ville sainte », sans souci ni des juifs ni des chrétiens. Leur adoption est donc choquante aussi bien d’un point de vue religieux et culturel qu’historique. Elle se révèle de surcroît monstrueuse d’un point de vue philosophique. Il faut expliquer pourquoi.
En rappelant d’abord que l’UNESCO fut une institution particulièrement philosophique, dans ses principes et ses textes fondateurs. Elle fut créée à partir d’une idée précise de la raison et du savoir : la compréhension mutuelle garantit la paix, les guerres proviennent du mépris et de l’ignorance réciproques. Son Acte constitutif, adopté à Londres le 16 novembre 1945, stipule que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». Le texte – inspiré par l’américain Archibald MacLeish (1892-1982), bibliothécaire, poète, prix Pulitzer – constitue, de fait, une des déclarations capitales du XXe siècle. Au cœur des ténèbres, il a marqué la résurgence d’une philosophie des Lumières. Surtout, il a promu cette idée régulatrice : les forces de l’esprit – sciences, éducation, culture – se doivent d’être des remparts contre la barbarie. C’est pourquoi il fut un temps, je m’en souviens, où je m’honorais d’avoir, au sein même de l’UNESCO, publié de nombreux textes sur l’histoire de cette institution et sa portée.
Entre ces idéaux et les réalités, il y a bien sûr une vaste marge. Durant plus de 70 ans, l’évolution de l’UNESCO a été marquée, inévitablement, par les conflits opposant les Etats, depuis la guerre froide jusqu’à la guerre du Golfe. Les questions culturelles s’y transformèrent fréquemment en enjeux de pouvoir et en rivalités symboliques aiguës. S’en offusquer serait d’un angélisme candide. Parmi ces luttes politiques, celle des pays arabes contre Israël a pris une tournure systématique. Devenu membre de l’UNESCO en 1949, l’Etat d’Israël dut s’inclure dans le groupe Europe-Etats-Unis, et non dans sa région géographique. Ces dernières années, une série d’offensives anti-israéliennes menées par les pays arabes, entrainant les autres, ont abouti à des aberrations, en particulier : considérer le sionisme comme un racisme (Durban, 2001), inclure un Etat encore inexistant (la Palestine) parmi les Etats-membres de l’UNESCO (Paris, 2011).
La même volonté anime les récentes résolutions concernant Jérusalem. Pourtant, elles atteignent quelque chose de neuf dans le registre de l’absurde et de l’insupportable. Parce qu’elles franchissent le cap de la réécriture subreptice de l’histoire, de la falsification des noms, de l’effacement de la mémoire. S’agissant de documents internationaux officiels, c’est inacceptable. S’agissant de résolutions de l’UNESCO, cela devient proprement monstrueux – et la Directrice Générale, Irina Bokova, a tenté d’exprimer quelques réticences. Car les sciences, l’éducation, la culture – tout simplement la pensée – exigent comme conditions premières l’exactitude des termes et le respect des faits, autrement dit la vérité. Vouloir combattre la politique israélienne est une chose, faire comme si le mur occidental et le mont du Temple n’étaient pas juifs est d’une toute autre nature.
Il ne s’agit donc ni d’une simple faute ni d’un incident de parcours. Quand ceux-là mêmes qui ont pour mission de défendre éducation et culture se mettent à travestir les faits, déforment les noms, biaisent les discours, ils se renient – car ils détruisent ainsi ce qu’ils sont chargés de défendre et de promouvoir. C’est une situation de honte, telle qu’il n’est pas possible de se taire. Que la France ait pu voter le premier de ces textes, et se soit abstenue – seulement abstenue ! – à la ratification du second est également une honte. Dans les deux cas, envers l’UNESCO comme envers la France, il s’agit d’une forme particulière de honte – face aux principes trahis, à la langue trafiquée, à la vérité flouée. Une honte philosophique, en fait.