L’âme n’est pas ce que vous croyez
Elle s’est esquivée sans faire de bruit. Presque personne ne s’en est rendu compte. Pareille disparition constitue pourtant un changement radical, même s’il est resté inaperçu, presque subreptice. Qui s’est éclipsé ? L’âme. Autrefois, elle définissait l’être humain, constituait l’essentiel des individus comme de l’espèce. Le corps venait en second, comme accessoire crucial mais finalement transitoire. Rien de tel à présent. Au contraire, l’humain se confond désormais avec son corps, et n’existe que par, pour et dans son organisme.
L’âme semble donc n’être plus qu’un mot, un vocable ancien, issu d’une langue morte, dont nul ne sait ce qu’il voulait dire exactement. Contre pareille déshérence et désolation, François Cheng propose de « retrouver et repenser l’âme ». Il s’y emploie en écrivain et en philosophe, au fil de sept lettres composées en réponse à une amie.
Bien que ce livre porte le même titre qu’un traité fameux d’Aristote – De l’âme, version française du grec Péri Psuchès, De Anima en latin –, on n’y cherchera pas de lourde argumentation métaphysique. Certes, toutes sortes de références et d’auteurs y sont convoquées, des bouddhistes à Platon, de Maïmonide à Simone Weil, sans oublier peintres, musiciens et poètes. Mais il y a plus important. Car le but de François Cheng n’est pas de démontrer, mais d’évoquer. Pour faire éprouver ce qu’est l’âme, il dit « aum », comme en Inde, ou « aime », comme en français. Ou bien il se souvient, ou encore suggère, décrit, interpelle. Il esquisse, plus qu’il ne contraint par déduction. Pour lui, on l’aura compris, l’âme ne se laisse nullement captée par concept.
Car ce n’est pas l’esprit, qu’on croit opposé au corps. L’âme, selon Cheng, est bien plus vaste que l’esprit et le corps, et d’une autre texture. Synonyme de la vie même, des battements du cœur, de la beauté qui foudroie à la vue soudaine d’une femme, d’un arbre, du cosmos. Ce n’est pas une idée, mais une réalité qui s’éprouve avant de se réfléchir. Elle s’expérimente avec évidence dans l’amour, l’émotion, l’œuvre parfaite – entre autres. Son paradoxe central : l’âme, en chacun singulière et unique, est cependant universelle et partagée (parler de « l’âme du monde », comme Platon ou Aristote, ne gêne pas ce poète).
Brutalement condensées, comme dans les lignes qui précèdent, pareilles évocations irisées se voient déformées, sinon trahies. Dans le texte, tout se veut musique, rythme et silence, parce que c’est ainsi qu’on devrait parler de l’âme. « Tous les êtres ne sont pas forcément artistes, mais toute âme a un chant », écrit François Cheng. Le sien s’adresse à une femme qui le frappa de stupeur : comment pareille beauté est-elle possible ? Quelques décennies plus tard, elle lui a écrit : « sur le tard, je me découvre une âme » et s’en étonne, cherche à comprendre. Ainsi naquirent les lettres qui composent cet essai, cheminant au bord de la philosophie.
Dans le traité d’Aristote, l’âme est « la forme du corps », ce qui suppose qu’elle en soit à la fois distincte et inséparable. En un sens, le propos de François Cheng consonne avec cette définition. Encore faut-il ajouter, ce qu’on sait moins, qu’en grec ancien le terme psuchè (d’où dérivent « psychologie », « psychisme » etc.), mis au pluriel (psuchaï) ne signifie pas seulement « les âmes », mais veut dire aussi « les papillons ». Ce qui n’est pas pour déplaire.
DE L’ÂME
de François Cheng
de l’Académie française
Albin Michel, 160 p., 14 €