Entretien avec Henri Gougaud
101 expériences de philosophie quotidienneComment introduire la philosophie dans sa vie quotidienne ? Comment à partir de situations banales, arriver à penser autrement ? Roger-Pol Droit propose, dans de courts textes, des expériences pour se décaler de soi-même, faire un pas de côté, afin de voir le paysage sous un angle tout différent : Eplucher une pomme dans sa tête, Voir les étoiles en bas, Immobiliser l’éphémère, Entrer dans l’espace d’un tableau, etc.
Entretien avec Henri Gougaud Interview
Question ?
Ce n’est pas de la philosophie traditionnelle, pas au sens de l’institution, mais il y a une part de ce que je peux vivre qui est rebelle. C’est la mise en œuvre du corps. Il s’agit d’ouvrir la réflexion.
Ce qu’il y a avant la philo, c’est la Sagesse
Il s’agit plutôt de rouvrir des chemins vers la Sagesse
J’ai l’impression que vous ouvrez d’autres zones de l’être à la compréhension du monde. Vous court-circuitez le rationalisme ambiant.
Je ne sais pas très bien ce que j’ai fait là. Je l’ai fait.
N’est-ce pas une entreprise qui témoigne d’une certaine insatisfaction ?
Bien sûr, il y a certaines sources, l’une qui est une forme de retour comme dans l’Antiquité. Les philosophes grecs ne sont pas des constructeurs de systèmes. Ils veulent changer la manière de vivre : comment mieux vivre, mieux se débrouiller avec ses affects, mélanger savoirs et exercices.
Dans l’Antiquité, il y avait une forme de sagesse avec exercice pour s’incorporer les principes de la doctrine. Il faut que ces idées deviennent des ?
Exercices mystiques, soufis, hindouistes ne sommes-nous pas dans le même domaine ?
Le corps est très présent dans l’Antiquité grecque et la philosophie orientale. J’ai pendant une quinzaine d’années travaillé en tant que chercheur sur le bouddhisme en Europe. Il peut y avoir de la pensée dans le corporel et le physique.
N’y a-t-il pas une même volonté constatant que l’appréhension raisonnable empêche… ?
Je ne suis pas anti-rationnel. La rationalité peut avoir une certaine beauté même dans ses applications mais c’est une appréhension parmi d’autres, ça ne rend compte que d’une modalité du monde. Quelle prise la rationalité a-t-elle sur l’art ? La rationalité peut-elle dire si Braque est plus vrai que Monet ?
Nous ne sommes pas très loin de l’art du conte dans la mesure où le conte est un récit qui tend à donner… ? Sa première caractéristique c’est l’invraisemblance.
Dans ce livre, j’ai surtout introduit un dispositif de trouble. Ce que j’appelle trouble c’est plutôt la manière dont on décale et comment on se retrouve ailleurs .
Regarder d’une certaine manière ? Par exemple, si on parle de table de nuit, une table faite de nuit comme une table faite en bois. Si l’on observe l’expression, ça devient prodigieux.
Il faut considérer sa table de nuit. Doit-on l’envisager comme une table dont on ne se sert jamais le jour, une table où l’on n’accéderait que la nuit , quel rapport entretient-elle avec la chemise de nuit ? Les mots et les choses basculent, c’est le jeu.
Le jeu. Vous auriez pu appeler ces expériences, des jeux ?
Le jeu permet d’avoir accès à autre chose. Ce que j’aime dans le jeu, c’est que ça permet d’annuler l’opposition entre sérieux et pas sérieux.
Sérieux comme le travail dans lequel il y a une dimension de souffrance ?
Pas toujours. La justification suprême du jeu on la trouve chez les indiens où l’Absolu, c’est le jeu. Pourquoi Dieu a-t-il fait ça ? Est-ce par bonté ? Les créations qui se succèdent dans la pensée brahmanique, c’est un jeu. De même les princes jouent (activité contraire du besoin), ils chassent et ne travaillent pas.
Les dieux en font autant. Ils jouent, s’aiment, se mettent en colère, ne travaillent pas.
C’est l’idée que l’activité suprême est gratuite et indispensable, légère et grave…
Ne peut-on pas dire que le jeu est divin ?
Pour qu’il y ait du jeu, il faut de la surprise, des règles admises instaurées. C’est l’idée qu’il y a des espaces imaginaires à instaurer. On peut l’appeler du divin mais nous ne sommes pas les seuls à jouer, les animaux jouent aussi… Dans le jeu et par rapport à ces expériences, il y a l’idée de traiter les idées comme des choses.
Comme des objets ?
Oui, ce qui rend ce livre étrange, c’est qu’il est question d’idées mais pas de…
Il y a “faites-le et vous verrez“. Il n’y a pas d’idée au sens philosophique.
Ces expériences se découvrent, comme les idées, quand on les fait. Ce sont des choses à faire. Mais ce qui m’intéresse, c’est l’effet que ça produit chez les lecteurs. J’ai essayé de monter des dispositifs qui m’échappent. Il y a des lecteurs qui me parlent d’expériences qu’ils ont faites comme marcher sur la bande du trottoir, expérience qui ne figure pas dans mon livre. Le lecteur ajoute ses propres expériences.
N’est-ce pas une forme de philosophie libertaire ?
Je ne pense pas qu’il y en ait d’autre.
Dans le conte, comme dans vos expériences, chacun, qu’il soit un enfant ou un vieil illettré, s’approprie le conte selon ses besoins.
Ce sont 101 expériences lisibles par des gens différents.
Pourquoi 101 expériences, comme les mille et une nuits ?
Je ne sais pas d’où vient le 101. Je présume, en me trompant peut-être que j’ai repris l’idée des expériences de physique amusante, d’enseigner les choses simples de la physique avec des bouts de ficelle qu’on a chez soi. Je me suis dit qu’après tout je pouvais peut-être essayer de faire apercevoir, entrevoir des questions métaphysiques de fond à travers des petits bricolages ou des petites choses à faire au quotidien mais le nombre 101, je ne sais pas très bien d’où il vient. Simplement, je pense 100+1, l’idée d’une quantité importante à laquelle on ajoute encore une unité.
Le compte rond est clos. Ajouter un , c’est la porte vers l’infini.
D’où viennent ces expériences ? Les avez-vous inventées ou adaptées d’autre chose ?
J’ai l’impression parfois fausse de les avoir presque toutes inventées. Mais c’est souvent trompeur les impressions d’avoir inventé. Il y a trois ou quatre cas de figures à l’intérieur de cette impression d’ensemble de les avoir inventées. Il y a celles que, jusqu’à preuve du contraire, j’ai l’impression d’avoir vraiment inventées, c’est à dire que je n’ai pas le sentiment de les avoir lues ni entendues. Il y a celles qui sont délibérément (il n’y en a pas beaucoup mais quelques unes) empruntées et détournées. Par exemple la poussière dans le soleil qui vient de Lucrèce ou faire durer le monde vingt minutes. Je décale si vous voulez, j’en fais autre chose, mais je n’ai pas inventé l’idée, je l’ai transposée. J’ai découvert que les mêmes choses existent ailleurs et du coup…
S’inventer des vies par exemple est un exercice presque tel quel de… ?
Je ne savais pas. Mais depuis mon maître en philosophie indienne a lu ce livre et il m’a dit à propos de l’expérience : “Se provoquer une douleur brève“ qu’il existe de très nombreux textes dans les traités sanscrits, textes que j’ignore tout à fait. Il me semble tout simplement qu’en étant dans le même genre de sentiers et de cheminements on retrouve les mêmes choses. Ces coïncidences m’amusent…
Ce sont des rencontres, je ne crois pas qu’il s’agisse de réminiscences ?
Non, il se trouve que parmi les manières pratiques de semer du trouble, de provoquer des décalages, de défaire des évidences, de décoller des évidences, de se décoller soi-même, les manières de faire doivent de temps à autre se recouper, ce qui n’est pas très étonnant car ce sont des choses qui jouent sur la continuité du langage, la continuité du sujet.
Un certain nombre de ces expériences vont dans le sens de ce que les soufis appellent la “désidentification“, de décoller de soi-même, s’observer, faire naître un moi plus profond. Est-ce un des buts que vous avez recherché ?
Oui, je pense que, à la fois ce sont des dispositifs dont chacun fait ce qu’il veut et d’un autre côté, l’ensemble de ces dispositifs, même si il n’est pas contraignant pour le lecteur parle des choses qui moi m’intéressent, qui sont les miennes. Or, parmi les choses qui m’intéressent, il y a justement cette idée assez proche des bouddhistes ou des soufis, de désubjectivation, enfin cette idée que ce qu’on appelle “je“ est un effet de langage plus qu’une réalité. Ce qui défait le sujet ou l’illusion du sujet, c’est assez volontairement que je l’ai mis.
Ces expériences ont-elles toutes pour vous la même importance ?
Non, je ne pense pas. Il y en a que j’aime plus que d’autres.
Une expérience comptera différemment pour l’un ou l’autre de vos lecteurs. Tout dépend ce que l’on en fait.
Oui. Je ne vois pas en quoi mon regard à moi, de ce point de vue-là, serait contraignant pour qui que ce soit. Par contre, ce qu’on peut dire, c’est qu’elles ne sont pas toutes du même type. Elles sont par domaine, sur le langage, sur le temps, sur le goût.
Que doit-on attendre de ces expériences ?
Il y a deux lignes à la fin de l’introduction où j’imagine un dialogue minimal : “Où voulez-vous en venir ?“ et la réponse est “où vous irez“. Ce qu’il y en a attendre, c’est ce que chacun en fera.
En tant que philosophe, vous inscrivez-vous dans une lignée, vous êtes-vous donné des ancêtres, au sens mythique, des pères fondateurs ?
Oui, enfin, Je vais vous répondre mais pas en terme simplement de pères fondateurs. Il y a les gens que j’aime. Il y a toute une série de grecs qui ont mis l’accent sur les expériences plus que sur les discours et principalement les “cyniques “.Tout le monde connaît quelques anecdotes au sujet de Diogène. On peut dire : ils ne font pas de philosophie. Ce que je crois faux. Ils en font mais ils en font justement en actes. Lorsque par exemple Cratès propose à ceux qui veulent être ses disciples de tirer un poisson séché au bout d’une ficelle dans les rues afin de s’entraîner à affronter des quolibets, à se sentir ridicule, il invente une expérience philosophique. De même Cratès qui était plutôt petit, difforme et malpropre, lorsque la belle Hipparchia, amoureuse de lui, veut l’épouser, en philosophe cynique, il arrive un matin chez elle, se met tout nu en lui disant :“c’est ça que tu auras toujours“. C’est une manière de faire entendre fortement des choses importantes, en situation et non par des discours.
Plus près, il y a en d’autres. Il y aurait Wittgenstein qui est un philosophe complètement différent lorsqu’il dit que faire de la philosophie c’est défaire pour lui ce qu’il appelle “les crampes mentales“ et que ce qu’on appelle de la philosophie n’est à ses yeux qu’une série de faux problèmes qui sont liés à notre usage du langage, à notre manière de croire que les mots sont des choses… Il y a tout un travail de nettoyage à faire. Là, il y a une proximité du geste de Wittgenstein avec d’une part certaines démarches du bouddhisme, d’autre part cette idée que le travail de la pensée n’est pas nécessairement constructif, mais plutôt “désobstruant“. Il pourrait avoir comme tâche de faire de la place.
Dans les tout proches, chronologiquement et affectivement pour moi, il y a Deleuze. Deleuze qui, bien que définissant la philosophie comme une unité conceptuelle, l’a ancrée à chaque fois dans du pratique, du quotidien.
Démocrite est quelqu’un que j’aime beaucoup parce qu’il rit. J’ai relu l’autre jour les pages de Diogène Laërce consacrées à Socrate. Socrate, lorsqu’il commence à expliquer les choses d’une manière un peu trop véhémente lors de discussions, reçoit des coups de pieds et des coups de poing de la part des gens qui l’écoutent. On oublie souvent l’extraordinaire brutalité des Athéniens qui entouraient les philosophes.
Qu’est-ce que la philosophie ? Un art ou une science ?
Un art, évidemment ! mais, un art qui s’est longtemps rêvé comme une science.
Un art qui aurait la nostalgie de l’exactitude ?
Oui ! Et qui ne s’en défait pas. Une des fonctions pas seulement de la philosophie en général, mais aussi des philosophes aujourd’hui, c’est d’être les gardiens de l’ignorance. C’est une définition que j’aime bien. C’est une définition qui se réactualise dans une époque où l’on sait. Tout le monde sait et ce qu’on ne sait pas aujourd’hui on le saura demain. Les sciences cognitives nous font le vieux coup qui est celui, me semble-t-il, du positivisme d’autrefois, c’est à dire : attendez encore vingt ans ou trente ans, on va y arriver, demain on saura tout. Il me semble que face à ça, la tâche c’est de montrer que, certes on sait des choses, mais que ce qu’on sait est toujours circonscrit, délimité, plein de lacunes et de zones d’ombre. Ça me paraît être une fonction des philosophes de garder cela.
Garder la porte ouverte sur le non-savoir ?
Oui. Ce n’est pas une manière de dévaloriser les savoirs positifs, c’est que évidemment on ne saura jamais tout et que ce qu’on sait est en même temps circonscrit.
H.G.- Vous êtes au seuil du mystère. Est-ce que la mystique ne commence pas là où la philosophie s’arrête ?
R-P.D.- Je ne sais même pas si c’est si disjoint que ça. Je dit cela parce que dire que la mystique commence là où la philosophie s’arrête, je préfèrerai peut-être dire qu’il y a une manière philosophique de travailler l’expérience mystique et que les philosophes sont probablement aussi des gens à qui il est arrivé… et même Descartes, si l’on ne tient pas compte du rêve de Descartes et Pascal. Derrière bon nombre de grandes philosophies et de grandes constructions de systèmes rationnels, il y a une expérience mystique mais elle est retravaillée tout à fait autrement. Elle n’est pas dans la poésie, dans l’effusion, elle est dans la tentative d’élucidation rationnelle. C’est l’histoire de la philosophie hantée par le …
Il y a beaucoup d’ethnologues (récit sur un ethno qui a fait une expérience de drogue)
Il fallait qu’il fasse l’expérience, qu’auriez-vous fait ?
La même chose. C’est à dire pris la drogue en question. Je ne vois pas comment on peut comprendre quelque chose si il s’agit d’un voyage ou d’une trajectoire existentielle sans…
C’est très mal vu au CNRS ?
Dans le genre de travail que je fais au CNRS, je ne rencontre pas véritablement de drogue. Je ne considère pas ces 101 expériences comme un boulot relevant de mon travail de chercheur au CNRS, ce sont des choses disjointes. Je n’aurais pas écrit ça probablement si je n’avais pas aussi été plus ou moins toute ma vie à lire des textes. C’est un livre que je n’aurais évidemment pas pu écrire à vingt ans, même si j’en avais eu l’envie ou l’idée parce que je crois qu’il y a dedans beaucoup de choses digérées.