A la redécouverte des philosophies orientales
Roger-Pol Droit :
à la redécouverte des philosophies orientales
D’abord un constat : au sein de la pensée européenne les philosophies orientales font défaut. A croire qu’elles n’ont jamais existé. Il n’est guère que dans certains séminaires réservés aux spécialistes que l’on parle de ce type de « systèmes » philosophiques. Que recouvre exactement ce silence public sinon ce purgatoire ? Serait-il l’indice de quelque retournement historique, simple oubli, volonté d’exclusion ou dénigrement inavoué ? Quoi qu’il en soit, à observer les classes de terminale et les bancs de l’université, les occidentaux s’accommodent aisément de cette absence. Et pour cause. Le discours convenu ne prêche-t-il depuis plus d’un siècle l’hégémonie de la philosophie grecque et de ses descendants ? Les réseaux de la raison actuels se gardant bien d’écorner ce mythe moderne. Faut-il en déduire, qu’une fois de plus, le consensus a eu raison de la vérité ? Pas sûr. L’avenir pourrait bien recélébré l’apport de ces traditions orientales. Pour l’heure, oubli n’est pas inexistence. Et cet oubli à une histoire. C’est à celle-ci que Roger-Pol Droit consacre sa réflexion originale depuis plus d’une décennie. Gageons que l’enquête de ce philosophe passionnera tout un chacun. D’une part parce qu’il s’emploie à déterminer les conditions dans lesquelles notre représentation européenne du bouddhisme a basculé. D’autre part parce qu’il inspecte en même temps la richesse de ces philosophies et renouvelle la réflexion en l’ouvrant sur l’Orient. Faisant tomber par là même les oeillères de l’esprit conservateur. Ainsi, ce normalien destiné à l’enseignement, fut par esprit de contradiction journaliste à Actuel puis au Monde. C’est connu, bon nombre de destins se construisent ainsi, par goût de la résistance. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Roger-Pol Droit n’est pas seulement un esprit rebelle, indépendant, c’est un homme rigoureux et sensible. Un chercheur au CNRS qui a le goût de l’intelligence et le dégoût de la méchanceté. Esprit curieux, belle plume, à 48 ans, ce penseur est aussi réputé pour sa chronique au Monde des livres. Aujourd’hui encore, ses publications en chantier attestent de ce même souci de prospecter les chemins de traverse, ceux de la « Philosophie des barbares », lesquels croiseront un jour, à n’en pas douter, la voie royale de la philosophie.
Roger-Pol Droit, d’où vous vient cette prédilection pour la philosophie indienne ?
Elle est née par hasard. A moins qu’une nécessité impérieuse ne se cache sous ce hasard, allez savoir ! Toujours est-il que lorsque j’ai quitté Paris et mes responsabilités éditoriales au Monde en 1977, j’ai réfléchi sur l’opportunité de façonner par moi-même quelques éléments de philosophie. Alors que je tentais de bricoler dans des carnets des remarques autour de l’idée d’une absence de sujet, du caractère problématique de l’ego, du caractère discontinu de nos expériences ou de notre rapport au temps, je suis tombé sur un petit livre portant sur le bouddhisme. J’ai découvert alors que ces mêmes idées avaient été très largement explorées, développées, approfondies par une tradition dont je ne savais rien. Ce fut là mon premier étonnement. J’en suis donc venu à me poser certaines questions. Comment se faisait-il que personne, ni mes professeurs ni plus tard mes collègues, ne m’ait jamais rien dit de ce type de raisonnement philosophique, de cette tournure d’esprit et de toutes ces oeuvres qui avaient préoccupé durant des siècles une partie importante de l’humanité ? Comment cela s’avérait-il possible que tout un pan de l’histoire de la pensée orientale se retrouve absent des programmes scolaires, universitaires européens ? Qui plus est, jugez de ma surprise quand je sus plus tard qu’un bachelier sous Louis Philippe, en 1840, en connaissait plus sur la philosophie indienne qu’un professeur agrégé de philosophie de la 5ème République ! Bref, une fois ma curiosité aiguisée, je n’ai eu de cesse de me plonger dans les textes et d’apprendre le sanskrit.
Serait-ce parce que ce champ de connaissance n’était pas défriché qu’il a suscité votre intérêt ?
Certainement. Reste que mon premier questionnement est né d’abord d’un étonnement. J’ai ensuite écrit un livre, paru aux PUF en 1989, L’oubli de l’Inde, où je commençais à formuler la question suivante : que s’était-il passé entre le XIXème et le XXème pour que l’Inde présente sur la scène philosophique du XIXème siècle (les européens et l’ensemble des philosophes, les frères Schlegel, Hegel, Nietzsche, Schopenhauer découvrant alors le sanskrit) ait disparu de celle du XXème. En effet, l’expression « philosophie indienne » possède un sens pour les français, les allemands, les britanniques du XIXème, et elle devient monstrueuse ou insensée ou réputée inexistante pour les allemands du XXème comme Husserl. Imaginez qu’Heidegger va jusqu’à énoncer qu’il n’y a pas de philosophie indienne, s’obstinant à voir en celle-ci une expression contradictoire en ces termes.
En filigrane dans votre dernier livre Le culte du néant. Les philosophes et le Bouddha vous tenez que la philosophie orientale est aussi nécessaire à l’histoire de la philosophie que la philosophie grecque. Quels arguments soutiennent cette assertion ?
Du simple fait qu’il existe dans le domaine sanskrit des écoles de pensées. En ce qui concerne le brahmanisme, on en dénombre six. Précisons que celles-ci sont distinctes des écoles porteuses de vérités religieuses. Elles s’assignent pour objectif de résoudre des questions métaphysiques par le seul usage de la raison. Nous sommes ici en présence d’une véritable tournure d’esprit philosophique. Celle-ci entend démontrer des thèses ou invalider des thèses fausses par la seule voie de l’argumentation rationnelle. Les objets de ces analyses s’avèrent comparables à ceux de la métaphysique occidentale, à savoir le temps, l’espace, la nature de l’acte et de l’agent, l’Etre et le Non Etre etc.
Pour estimable qu’est la pensée bouddhiste, peut-on parler d’elle comme d’une philosophie ?
Disons qu’il y a des éléments philosophiques dans le bouddhisme qui ont donné lieu à des traités extrêmement élaborés. Ceux-ci sont à mes yeux des oeuvres de philosophie stricto sensu. Cela dit, savoir maintenant si le bouddhisme en général est une philosophie, la réponse me semble également positive. En effet, le bouddhisme est comparable à ces doctrines de l’Antiquité qui étaient à la fois des systèmes du monde et des voies de salut. Des modes de vie tout autant que des manières de pensée. On retrouve là une pratique de l’exercice sur soi, une sorte d’exercice spirituel comme l’a remarquablement montré Pierre Hadot.
Et s’il y a une pensée de l’Inde, trouve-t-on chez elle, l’usage du concept comme dans la philosophie antique ?
J’ai proposé lors d’un séminaire en 1985 de parler de « non-concept ». Que faut-il entendre par là ? Simplement qu’il existe des concepts dont la caractéristique propre serait d’être des concepts négatifs. Je m’explique. La plupart des termes clefs du bouddhisme sont préfixés privativement. L’exemple le plus connu est celui de la non-violence, ahimsa en sanskrit. Eh bien, il ne s’agit pas, si vous voulez, d’une tendresse, d’une douceur. Il s’agit d’une mise entre parenthèse, d’une privation de la violence et de l’agressivité. Supprimée, la non-violence ne décrit pas pour autant une positivité. C’est une absence. Ceci se retrouve pratiquement dans tous les termes clefs et tous les registres de la langue. Philosophiquement la démarche du bouddhisme consiste en une sorte de mouvement de déliaison, de désobstruction, ce qu’une expression anglaise comme to clear the way rend assez bien. Il y a là l’idée de libérer le passage, d’ôter les obstacles, plutôt que de construire des vérités.
Et cette caractéristique se systématise-t-elle dans toute la langue ?
En effet, il s’agit d’un trait accusé chez les bouddhistes et d’un trait de base du sanskrit. Il est possible de dire « non-un » pour dire plusieurs. C’est une tournure d’esprit qui là se systématise. En français, le terme concept signifie « prendre ensemble », con-capitur, enserrer, tenir. Ce que nous représentons généralement par concept, c’est bien là une prise. Au coeur du bouddhisme, disons grossièrement et globalement, qu’il s’agirait plutôt d’un lâché prise, d’une dissolution, d’une déliaison. A nous alors d’en conclure s’il n’y a ou non des concepts. Mais dire qu’il n’y a pas de concept pourrait faire croire – et ce serait une erreur – qu’il n’y a pas de rationalité. Ou encore que nous sommes dans l’ordre de la poésie, de l’effusion mystique, toutes sortes de choses éminemment respectables, mais qui ne sont pas philosophiques en propre. Alors que là nous sommes bien en présence d’une démarche philosophique au sens d’un usage réglé de la raison sur des objets conceptuels, mais dont la visée certes est plutôt de les défaire ou de les dissoudre que de les agripper pour les enserrer et les tenir. A cet égard, ce qu’on appelle la vacuité – dont on croit à tort que ce n’est rien ou qu’une forme de néant – serait à penser comme l’espace libéré par la mise à l’écart des solutions opposées.
Opérez-vous une distinction entre le brahmanisme et le bouddhisme ?
Effectivement, il y a une distinction à faire même si notre perception occidentale a tendance à les confondre. D’un côté, donc le brahmanisme (ensemble, lui-même divers de pensées et de croyances de l’Inde traditionnelle). Le brahmanisme a donné sous ses formes développées modernes, ce que nous appelons l’hindouisme. De façon globale et à la lumière des catégories européennes, on peut dire que le dénominateur commun de ces écoles du brahmanisme, c’est d’être des substantialismes. Il y a, à leurs yeux, fondamentalement de l’être. Peut-être n’y-a-t-il pas un Dieu au sens occidental et monothéiste du terme qui serait un dieu personnel, doué de volonté. Mais il existe un soi pensé comme un absolu impersonnel (dont nous trouvons d’ailleurs des équivalents dans bon nombre d’auteurs ou de textes de la mystique chrétienne). En tout cas, disons, pour faire simple, que côté Inde, brahmanisme = substantialisme.
En revanche, le brahmanisme est à distinguer du bouddhisme, qui lui s’avère être une doctrine anti-substantialiste. Et qui lorsqu’on l’interprète mal – ce qui est fréquent – peut passer pour nihiliste, négatrice de toute être et existence, voire athée si l’on croit que l’absence de Dieu revient à une négation de Dieu.
Venons-en maintenant au sort que le XXème siècle occidental a réservé à l’Orient. L’Orient, dites-vous, a toujours représenté l’altérité. Serait-ce l’autre visage de Janus, un visage incompatible avec celui de l’occident. L’être et le néant ?
Ce qui est frappant, c’est qu’au cours du temps, on assiste à une véritable inversion des polarités. L’autre, l’indien est d’abord rêvé par l’Europe comme une ressource, un salut. Le thème qui traverse les premières années du XIXème est celui d’une renaissance orientale. A découvrir les textes sanskrits, on a d’abord le sentiment de faire émerger une source de la civilisation et de la pensée plus ancienne, plus fondamentale, plus archaïque que la Grèce. Avec, en filigrane, cette idée très présente chez les romantiques, que c’est finalement le plus ancien qui détient la plus haute ressource pour régénérer le présent et construire l’avenir. Mythe de la « renaissance orientale » plus profonde que les retrouvailles du XVIème siècle avec les sources grecques.
Renaissance escomptée au XIXème siècle qui tombe dans la méconnaissance au XXème…
Disons plutôt que l’Inde archaïque est d’abord perçue comme une source à laquelle se régénérer, s’abreuver. Puis elle prend, au fil des ans, un visage menaçant, celui d’une altérité tirée du côté du néant, de la destruction, de la menace d’anéantissement, du risque de perte d’identité etc. Sans doute cela s’explique-t-il par la découverte du bouddhisme et de ses interprétations philosophiques, jusqu’alors méconnus. Découverte qui va probablement faire basculer l’image de l’Inde. L’interprétation de la doctrine par les philosophes comme Victor Cousin (qui y voit un « culte du néant » selon sa propre expression) contribuant à en faire quelque chose de destructeur, de négateur voire de redoutable. J’ai tout lieu de croire que c’est à ce moment là que se noue véritablement l’intrigue. On passe alors de l’espérance à l’effroi, du positif au négatif. De la surabondance de l’être version plotinienne à la béance gouffre ou néant version pessimiste fin de siècle. D’une doctrine dépourvue d’idée de Dieu à une doctrine athée. Bref, les « Orientaux » qui commençaient à capter l’intérêt de l’enseignement philosophique européen se voient définitivement reconduits hors des cénacles universitaires et de son histoire intellectuelle.
Comment s’est fabriquée cette représentation négative du bouddhisme ? S’agit-il d’une projection européenne, comme vous l’explicitez dans votre dernier livre « Le culte du néant » ?
Mon intuition personnelle, soucieuse d’offrir un nouvel éclairage, vise à montrer que lorsque les européens parlent du bouddhisme, ils évoquent immanquablement le nihilisme et le néant. Ce faisant, ils ne décrivent ni plus ni moins qu’une forme particulière du néant ou d’anéantissement les concernant en propre. En effet, l’Europe des années 1840 à 1880 est traversée par des mouvements sociaux, par des révolutions qui la scandent, par de multiples contestations des monarchies de droit divin et de l’ordre hiérarchique. C’est à cette même époque que l’on tend à attribuer au bouddhisme une force de subversion démocratique dont il n’existe pas la moindre trace au coeur de sa réalité historique. Autrement dit, l’Europe aurait rêvé comme un cauchemar une sorte de bouddhisme destructeur et nihiliste à partir de ses propres inquiétudes et préoccupations. Toutes ces raisons m’autorisant à parler légitimement de projection.
Vous dites que la doctrine bouddhiste est dépourvue de toute idée de Dieu. Le bouddhisme n’est donc pas assimilable à une religion ?
C’est plutôt une voie de salut. Ajoutons que c’est une pensée qui ne s’épuise pas par son seul intérêt intellectuel. En effet, celle-ci est destinée à transformer l’existence de telle sorte que l’on ne souffre plus. Pour l’essentiel, Bouddha énonce ceci : « de même que l’océan n’a qu’un seul goût : c’est celui de l’eau salée, de même la doctrine n’a qu’un but : c’est la cessation de la souffrance ».
A ce propos, peut-on parler de la présence d’un Dieu au coeur du bouddhisme ?
C’est très clair : il n’y a dans le bouddhisme ni de conception ni de représentation de Dieu. Il s’agit là purement et simplement d’une absence. L’idée d’un Dieu infini, pur esprit, créateur, omniscient, omnipotent est une idée qui n’existe pas. Quoi qu’il en soit cette absence de Dieu a été transformée en une négation par les européens, lesquels n’en finissaient pas d’en découdre avec la poussée de l’athéisme qui surgit à la Révolution française.
Mais alors, qui est Bouddha ?
Bouddha signifie l’Eveillé. Il s’agit d’un homme qui ne s’est jamais prétendu Dieu ni divin mais qui s’étant posé le problème de savoir comment mettre un terme à la souffrance humaine prétend avoir trouvé une solution. En substance, il nous dit simplement : voyez si cette solution est efficace, expérimentez-la. Rien de plus mais rien de moins non plus.
Aujourd’hui, n’assimile-t-on pas à tort les grandes philosophies orientales à des pratiques à la mode comme le « New Age », la réincarnation, le zen etc. Comment expliquez-vous cet amalgame ?
D’évidence, il y a un imaginaire de l’autre dans toutes les cultures. En ce qui concerne la culture européenne, et ce depuis presque deux siècles, l’altérité c’est d’abord l’Orient et l’Asie. Autre tantôt pensé comme barbare, tantôt pensé comme plus civilisé, plus ancien, plus sage même, tout en restant à la fois menaçant. Bref, toute une gamme de représentations qui vont de la sagesse qui va nous sauver, au péril jaune qui nous menace, en passant par le néant qui va nous dissoudre, ou de nouveau au Dalaï-lama qui nous sauve. Comprenez que je ne réduis pas la présence du bouddhisme en Occident à un pur jeu d’images. Tel n’est pas mon propos. Reconnaissons toutefois qu’il semble difficile d’écarter la présence et l’influence de ces images dans la perception que nous avons des choses. Reste qu’aujourd’hui, une part d’intérêt pour l’ésotérisme, de fascination pour les pouvoirs occultes s’est cristallisé sur le bouddhisme. Demain, il y a fort à croire que l’imaginaire s’attellera à d’autres objets…
Comment redonner ses lettres de noblesse à ces philosophies orientales ? Est-ce la tâche que vous vous êtes imparti ?
Beaucoup de travaux estimables ont été conduits par des spécialistes de l’Inde, du bouddhisme. Lesquels l’ont étudié philosophiquement afin d’en faire comprendre l’essentiel aux européens.
A cet égard, leur contribution est précieuse : traduire, enseigner, commenter, comprendre les textes orientaux eux-mêmes. Les comprendre par différence plus que par analogie. Autrement dit les saisir dans leur spécificité.
Ma tâche à moi s’avère plus circonscrite. Ce serait – et c’est déjà beaucoup- de tenter de revenir sur les erreurs commises pour lever l’hypothèque qu’elles font peser sur une compréhension avenir. Revenir sur ce qui s’est mal engagé, mal enclenché dans l’histoire occidentale, à travers les mésinterprétations de l’Orient. Afin qu’une part des fantasmagories, terreurs ou faux espoirs imaginaires, ayant fait l’objet d’une mise en lumière, ne percent plus de manière inconnue sur le présent.
Propos recueillis par Isabelle Znaty