NIETZSCHE EST-IL UN CADEAU ?

Chardons verts sur fond rouge. La couverture fait penser à une décoration de Noël. Sous cette apparence de saison, on dirait le cadeau parfait à offrir, à soi-même ou aux autres. Ces nouvelles et remarquables Œuvres complètes de Nietzsche, regroupées en un seul tome sous la direction de l’excellent spécialiste Patrick Wotling, ont décidément tout l’air du présent idéal. Les motifs du choix sont nombreux : l’objet est impressionnant (pas loin de 2 600 pages !) mais demeure maniable, les traductions sont récentes, assurées par les meilleurs experts, certains ont été révisées spécialement pour cette édition et le prix, bien qu’élevé, reste abordable.
Ce pavé regroupe toutes les œuvres de Nietzsche publiées au format de poche la collection GF depuis les années 1990, auxquelles s’ajoutent de nombreux textes, dont trois études sur la tragédie publiées pour la première fois en français. Sur le même principe de compilation complète en un volume, les éditions Flammarion ont publié Platon, sous la direction de Luc Brisson (2023), et Aristote, sous la direction de Pierre Pellegrin (2022). Après ces débuts et fondements de la philosophie occidentale, voici avec Nietzsche sa fin et son explosion. « Je suis de la dynamite », affirme le philosophe errant.
Si l’on prend cette métaphore au sérieux, il faut s’interroger sur les conditions d’un tel présent. Quand donc offrir cet explosif ? À qui ? Et pourquoi ? Au premier regard, difficile de choisir Noël, dans la mesure Nietzsche proclame « J’abhorre le christianisme d’une haine mortelle ». Le jour de l’an, qu’il affectionne, ou n’importe quelle fête ou anniversaire semblent mieux appropriés. Encore faut-il savoir que pareille lecture, si on l’entreprend pour de bon, ne saurait laisser indemne.
C’est toujours à ses risques et ses périls qu’on s’immerge dans l’océan nietzschéen. Il est effectivement dangereux, parce qu’il engloutit, secoue, met à l’épreuve ceux qui s’y aventurent, comme aucune autre œuvre n’y parvient. Nietzsche prend tous les risques, explore mille hypothèses, multiplie les perspectives, ne recule jamais devant les pires conclusions, dénonce illusions et trompe-l’œil, surmonte désespoirs et enfers. C’est pourquoi, tour à tour ou tout ensemble, il exalte et révulse, enthousiasme et agace, éblouit et dessille.
Souvent, il finit par révéler ses lecteurs à eux-mêmes. On voit les braves, les médiocres, les lâches, les naïfs ou les roués. Comme des médicaments, les œuvres de Nietzsche sont des poisons qui guérissent ou tuent – selon la quantité ingérée, le terrain préexistant, la résistance de l’organisme. Elles suscitent fascinations, irritations, colères, exigent du courage pour supporter les vérités qu’elles dévoilent. Celles et ceux qui ne supportent que textes rassurants et pensées séduisantes sont invités à s’abstenir.
Voilà pourquoi la question du cadeau mérite réflexion. L’objet-livre, cela va de soi, peut toujours être acquis, donné, reçu. Mais en ce qui concerne l’épreuve cruciale de cette pensée, c’est une autre affaire. On ne saurait l’acheter ni la transmettre. Il faut que chacun l’expérimente par soi-même, l’éprouve et la cultive. En ce sens, les Œuvres complètes de Nietzsche ne peuvent être un cadeau d’agrément. Elles exigent un long périple et un combat, avec lui et avec soi-même. Une bigarrure d’extases et d’horreurs. Comme le cadeau de la vie, peut-être.
ŒUVRES COMPLÈTES
de Nietzsche
sous la direction de Patrick Wotling
Flammarion, 2590 p., 69 €