« Le Corps miroir », de Jean-Pierre Faye
OYAGE DANS LE TEMPS, LE CORPS, LES MOTS
La naissance de l’Univers est désormais datée. Fini les proclamations de son existence éternelle, dont Héraclite est un des modèles. Les interrogations sur sa durée, infinie ou non, encore formulées par Kant au XVIIIe siècle, sont closes. Le monde dure, dit-on, depuis treize milliards sept cent mille ans. Malgré tout, la connaissance scientifique bute sur ses tout premiers instants. La pensée n’arrive pas à se représenter ce qu’il y avait « avant » le temps. Et personne – aucun corps sensible, nulle conscience humaine – n’a fait vraiment l’expérience de ces âges d’avant tout, qu’aucun mot ne nomme.
D’habitude, ces données sont rangées tranquillement dans un coin. On évite de les connecter avec une foule d’autres questions, familières elles aussi, mais examinées à part. L’étonnant et inclassable texte de Jean-Pierre Faye, Le Corps miroir, opère le mouvement inverse : il explore les croisements, interactions, échos, résonances qui tissent une seule histoire, un seul récit, reliant les corps humains, la pensée, les langues et le temps.
C’est déconcertant, évidemment. Parce que nous sommes accoutumés à ne pas mêler les registres. Parce que nous préférons compartimenter les savoirs : ici, l’astrophysique, là, la littérature, ailleurs, l’histoire des religions ou la métaphysique. Parce que nous aimons bien pouvoir dire si nous lisons un poème, un essai, un roman ou un livre d’histoire. Or, avec ce volume, on se trouve bien embarrassé pour trancher… Il se meut ailleurs, dans un jeu incessant de métamorphoses qui traversent époques, langues et disciplines.
Nietzsche et la Kabbale, Arendt et les Babyloniens…
La première surprise passée, l’expérience se révèle fort intéressante. Car elle aborde, mine de rien, des questions vertigineuses. Par exemple : si le corps et la conscience font, en un sens, exister l’Univers, avaient-ils déjà une place dans le processus avant leur apparition ? Par quel hasard, ou quelle volonté, et pourquoi ? Le charme provient aussi de ce fait : au fil des pages se répondent, s’opposent, se combinent des auteurs et doctrines qui d’habitude se croisent assez peu, Nietzsche et la Kabbale, Arendt et les Babyloniens, Alfarabi et Michaux… la liste est longue, étourdissante.
Grande figure contemporaine, Jean-Pierre Faye a publié plus d’une soixantaine de livres. Il est à la fois philosophe, théoricien (Langages totalitaires, Hermann, 1972), poète, romancier, essayiste. Des revues Tel Quel à Change, du CNRS à l’Université européenne de la recherche, il a marqué le paysage intellectuel des dernières décennies du XXe siècle, en proposant de penser dans une même perspective les changements des langues, de l’histoire et du monde.
Né en 1925, Jean-Pierre Faye fêtera – dans quelques jours, le 19 juillet – ses 95 ans, qui s’ajoutent aux milliards de ceux de l’Univers. Ou qui s’en retranchent ? Ou qui s’y entrecroisent ? C’est la question de ce livre, qui fait figure, en un sens, de texte de vraie jeunesse – les maladresses en moins, l’aventure souveraine en plus. Il arrive que le grand âge voie naître ce genre de souplesse aérienne. Mais c’est fort rare. Et quand il s’agit d’un récit qui a pour horizon de devenir une narration sans narrateur, une sortie du temps et de la subjectivité, c’est unique.