Entre parenthèses – Semaine 8
Samedi 2 mai
R.-P.
A force d’être enfermé, on voit les objets différemment. Certains disparaissent, se font transparents. Toujours là, à leur place habituelle, remplissant leur fonction normale. Mais on ne les discerne plus, le regard glisse, ou la main.
Ce sont toujours des choses quotidiennes, des familiers de la maison. Mais devenus invisibles – comme les vieux, les voitures, les plages, les restaurants. En faisant un effort, on sait qu’ils sont là, qu’on les retrouvera, peut-être, ou peut-être pas, mais on ne parvient pas à les saisir.
D’autres objets se font lumineux, tonitruants, archiprésents. Sans qu’on sache vraiment pourquoi. Mon porte-savon – en bois, à claires-voies, très simple – est devenu accaparant, depuis plusieurs jours.
J’imagine qu’on trouve aisément toutes sortes de rationalisations pour justifier cette surbrillance du porte-savon. Il commence à s’user. Et se laver les mains est désormais une occupation à plein temps, ou presque. Mais ce n’est pas satisfaisant.
Je suis suffisamment animiste pour être convaincu que l’esprit du porte-savon a quelque chose qui le tourmente, dont il voudrait nous faire part, mais pas assez animiste pour trouver quoi, ni pour commencer à le chercher.
Sur mon bureau, quand j’écris, pratiquement toute journée, il y a un objet qui clignote. Il n’émet aucune lumière, ne fait aucun mouvement, mais j’ai l’impression qu’il gigote, gesticule, fait tout pour se faire remarquer. Je ne sais par pourquoi, mais c’est net.
Ce n’est pas un bibelot anodin, en tout cas pour moi, puisqu’il m’accompagne depuis toujours. Un sulfure, banale boule de verre, avec une fleur bleu foncé et des feuilles vertes à l’intérieur. Je jouais avec quand j’avais deux ou trois ans, en le faisant rouler sur un plateau métallique.
Cet objet appartenait à ma mère. Elle me l’a donné un jour, je ne sais plus quand. C’est la seule chose qui ne m’ait jamais quitté, à travers de très nombreux déménagements, changements de vie, de décors, de condition de travail.
Objet bête et rusé, obstiné, malin, fidèle, dense. Capable de se faire oublier comme de se faire remarquer.
Pourquoi, maintenant, réclame-t-il de l’attention ? Parce qu’il y a trop de mort autour ? Trop peu de fleurs ? Pas beaucoup de jeux ?
M.
Aujourd’hui, je ressens un immense sentiment de découragement depuis la lecture de l’information selon laquelle la fameuse et décisive étude Discovery, annoncée depuis le 20 mars dernier, chargée de l’évaluation randomisée des possibilités comparées de différents traitements déjà existants, est toujours au point mort.
Faute de coopération européenne, faute des 800 patients nécessaires pour sa mise en œuvre et sa validation. Faute de, faute de…
Comme un immense révélateur de l’impuissance d’une Europe paralysée, du déclin de toute énergie même en cas de danger mortel.
« Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe… » disait pompeusement Dominique de Villepin, en février 2003, à la tribune de l’O.N.U., signant là, sans le savoir, la date inaugurale de ce déclin non reconnu. Oui, « vieux », comme sur la fin, trop « fier et sûr de lui-même » pour remettre en question son immobilisme ossifié comme principe d’existence.
Ce n’est plus du retard à l’allumage, c’est carrément l’extinction des feux. Sans compter les palabres du jour sur nos capacités de tests massifs, tant attendus, prévus dès la sortie du confinement. Des capacités théoriques, qui sont déjà moins présentées par le Directeur de la Santé comme « confirmées » que comme seulement « montantes ». Une nuance sémantique comme aveu d’impuissance, qui fera la différence
Les jeunes nations que sont la Corée du Sud, Singapour, Israël, par exemple, n’ayant pas les moyens de ce choix de roi impavide de nations racornies, avaient dès les premiers frémissements du virus misé sur ces tests. Comme un instinct de survie, qui manque.
Dimanche 3 mai
R.-P.
Il arrive souvent que le contraste soit grand entre ce qu’on vit et ce qu’on écrit. Ces derniers jours, je me suis dit qu’il n’avait sans doute jamais été, pour moi, aussi vif. Je termine en effet un livre d’introduction aux philosophies « d’ailleurs », indiennes, chinoises et autres.
Enfermé, presque sans sortir, saturé d’informations Covid et de questions sur le présent, je me retrouve aussi, plusieurs heures chaque jour, quelque part dans l’Himalaya avec des logiciens bouddhistes tibétains du Moyen-Âge, dans la vallée du fleuve Jaune avec quelques vieux fous taoïstes, à la Renaissance avec des kabbalistes, en Perse avec des soufis…
Objectif : déconfiner la philosophie. Il y a fort longtemps que je m’y emploie, de diverses manières. Mais je n’aurais jamais songé que ce seraient eux, les chercheurs de sagesse, qui me déconfineraient…
M.
Déconfinement à l’ordre du jour. Zone verte contre zone rouge. La zone orange à bascule des incertains s’interroge. Les chanceux contre les urbains. Bretons et Méditerranéens contre Grand Est et Ile de France. A la carte, si ce n’est à sa guise : déconfinement forcené d’avant le déconfinement pour ceux qui ne le supportent plus, déconfinement craint par ceux qui doutent des capacités du système à juguler un rebond, déconfinement erratique qui autorise le métro mais pas les plages ou les jardins, déconfinement sans application de traçage désormais remisée, déconfinement au bon vouloir des maires dépassés par cette mission, déconfinement chaotique sous la menace d’un stop and go… Je crains que nous ne soyons pas assez préparés, car sans tests massifs, traçage et isolement obligé, on n’y arrivera pas.
Olivier Véran annonce ce matin que la date du 11 mai n’est pas assurée…
Une chose est sûre : pour moi, le déconfinement ne va pas changer grand-chose, car la confiance n’est toujours pas au rendez-vous. Le gouvernement en appelle à la responsabilité individuelle, la mienne est de ne pas trop y croire. Sauf miracle d’un recul saisonnier du virus saturé de morts. L’été, avec ou sans canicule, sera clos. En retrait.
Le professeur Didier Raoult rejoint Michel Onfray dans sa nouvelle entreprise du « Front populaire »… Quand j’étais petite, j’entendais parfois cette expression de « Tricoche et Cacolet » dont je comprenais qu’ils faisaient la paire, mais que j’aimais surtout pour sa drôle de sonorité. Je n’ai appris que récemment que c’est une pièce de Meilhac et Halévy de 1872, reprise au cinéma en 1938 avec Fernandel, racontant les mésaventures burlesques de deux détectives privés. « Raoult et Onfray », c’est déjà moins drôle, ça sonne idéologues forts en gueule, prêts à en découdre.
Lundi 4 mai
R.-P.
Le déconfinement, dont tout le monde parle, à quoi tout le monde rêve, que tous attendent avec impatience ou exaspération, à quoi va-t-il ressembler ? A une libération, une routine, un désarroi ? Enchantement ou désenchantement ?
Je crains qu’on ne soit en pleine illusion. Car on s’imagine sortir de chez soi, alors qu’on s’enferme dans des idées toutes faites.
Les plus confinés risquent bientôt d’être au dehors, se croyant libérés, vainqueurs, délivrés. Ou rebelles, vengeurs, architectes des lendemains, voués à conduire l’humanité sur d’autres chemins, veillant à ce qu’elle ne retombe jamais dans les anciennes ornières, les erreurs d’avant.
Alors que le plus intéressant, dans cette incroyable épreuve, demeure l’ébranlement général de nos certitudes, le vacillement de nos évidences. Pratiquement tout ce que nous avons cru vrai, juste et bon se trouve désormais secoué, douteux, à revoir.
Cela ne veut pas dire à jeter, forcément faux et inutile, de manière automatique, sans réflexion, sans examen, comme si nos idées et nos habitudes anciennes étaient mauvaises simplement parce qu’elles datent d’hier. Certains les croient maudites. Ce sont des imbéciles fanatiques, rien d’autre.
Je ne parle ni d’un recommencement aveugle ni d’un rejet global. Mais d’un tri lucide, intelligent, attentif, patient, concerté.
C’est cela, en fait, que ce moment inouï possède de profondément philosophique, à mes yeux : il oblige à trier.
Reprendre, un à un, les gestes. Revoir, une par une, les évidences. En cherchant les bons critères de tri, en inventant les outils, s’ils ne sont pas disponibles.
Somme toute, on ne passe pas du confinement au déconfinement par une porte ouverte ou fermée. Plutôt par un labyrinthe, dont le fil d’Ariane se fabrique dans des ateliers artisanaux, plus ou moins clandestins, mais actifs et connectés.
M.
Bilan d’étape à J-7 du confinement : Découragement.
Pour cause de non-visibilité, de flou et de contradictions dans les prévisions, de décalage entre les annonces gouvernementales et la logistique incroyablement défaillante, dénoncée par les praticiens sur le terrain, en matière de tests (manque désastreux de réactifs, d’écouvillons comme de personnels pour assurer la chaîne de mise en œuvre). Le contraste entre le récit de la crise et sa réalité se creuse.
Moins prompte que d’autres à dénoncer les défaillances du début, je rejoins ceux qui n’ont aucune confiance dans la capacité des autorités à nous faire sortir de ce merdier, tout au moins à mieux nous en protéger. La lancinante polémique sur les masques demeure la matrice de ces errements qui feront trace politique.
Les écoles, les entreprises, les transports, les commerces, ne sont pas prêts à cette reprise, et pourtant nous y allons. A l’aveugle.
Pendant ce temps, la claustration rétrécit toujours plus l’espace. Les appels entre amis se raréfient. Chacun dans sa coquille, pour tenir. Tentant de dessiner ses propres horizons, téméraires ou précautionneux, pour « après ». Mais finalement, « après » quoi ? Bien sûr « après le confinement », mais encore ? Quoi de neuf, de différent « après le confinement » ? Certains sont déjà dans leurs starting blocks, stress récent aux oubliettes, sans même envisager l’idée de rebond de l’épidémie. Ont-ils raison ou s’aveuglent-ils ? Nul ne sait. Mon instinct de survie me fait pencher vers la possibilité de nouveaux soubresauts.
Cet appel lancé à la « responsabilité individuelle » pour assurer le déconfinement dans les meilleures conditions repose sur l’idée, hypocrite et fausse, que chacun est également outillé pour évaluer les bonnes décisions de comportement à adopter au jour le jour.
Il nous présuppose tous égaux dans cet exercice, ce qui n’est que vue de l’esprit. Ce choix ne vise qu’à se défausser de sa responsabilité de gouvernants. Ce fut d’abord sur les experts, puis maintenant – à l’heure du test grandeur nature – sur chacun d’entre nous, aux prises avec ces avalanches d’informations, sans cesse contredites, sur les avancées de la recherche.
Mais comment songer à une authentique responsabilité individuelle, si elle n’est pas éclairée de savoir même imprécis ? Comment penser une responsabilité indemne de nos dénis, de nos aveuglements, de nos espoirs chevillés ? Comment envisager, en ces temps de menace, une responsabilité personnelle vis-à-vis de soi et des autres (car cela va toujours de pair) qui ne soit pas un leurre ? Comment concilier pulsion de vie, instinct de survie et considérations éthiques pour juguler le taux de létalité ambiante ? Aucun guide de l’Afnor n’est prévu en bas des immeubles à la sortie…
En un mot : Brouillard.
Mardi 5 mai
R.-P.
Solitude-société est l’une des articulations majeures que le confinement nous aura fait voir. Chacun isolé, pour les autres et à cause d’eux, solitaire chez soi, mais en lien avec tous. Jamais, sans doute, le lien entre retrait et collectivité, entre vie personnelle et vie collective n’aura été aussi central, aussi énigmatique.
Car elle n’est pas claire, cette question. En tout cas beaucoup moins qu’on ne le pense.
On croit généralement qu’une fois coupés des autres nous sommes seuls, livrés à nous-mêmes, confrontés à nos capacités personnelles, à nos moyens d’agir et de survivre. Vue simpliste, très incomplète.
Qui pourrait s’appeler « syndrome de Robinson ». Le confinement comme île déserte. Tout à assumer, seul, en se débrouillant comme on peut. C’est évidemment faux, pour nos confinements actuels. Mais c’est également faux pour Robinson.
Car le héros de Daniel Defoe est un navigateur anglais, adulte, alphabétisé, éduqué. Donc socialisé. Qu’il soit physiquement seul sur son île, après le naufrage, est indiscutable. Mais ce n’est qu’une face de sa situation. Car sa tête reste peuplée des siens, de ses concitoyens, amis et parents, de son peuple qu’il veut rejoindre.
Robinson est une collectivité ambulante. Elle se trouve composée d’une quantité fantastique de mots, de représentations, de règles de grammaire, de connaissances pratiques, de croyances religieuses, morales ou philosophiques, de rêves, d’ambitions, de valeurs, de sentiments… Entre autres. Il n’en a inventé pratiquement aucune, les a toutes reçues du dehors. Cette cargaison intérieure immense constitue en lui la présence permanente des autres, de leur apport, impossible à oublier, impossible à défaire.
« On n’est jamais seul dans sa peau », dit quelque part Henri Michaux. C’est cette existence-foule, cette solitude-multitude, que met à l’écart le syndrome de Robinson.
Curieusement, Rousseau tombe dans ce panneau, avec une naïveté qui désole. En quarantaine à Gênes, à cause d’un soupçon d’épidémie de peste, il se voit « comme un nouveau Robinson », aménageant son espace de solitude. Et dans Emile, il fait de ce roman un outil d’éducation digne de l’enthousiasme que cette histoire lui inspire.
« Ce livre sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée (…) Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement (…) Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-ce Pline ? Est-ce Buffon ? Non, c’est Robinson Crusoé. »
L’erreur de Rousseau consiste à croire que « Robinson Crusoé dans son île, seul » est véritablement « dépourvu de l’assistance de ses semblables » et que son « état n’est pas (…) celui de l’homme social ». En fait, à chaque instant, Robinson reçoit l’assistance de ses semblables. Quand il pense, calcule, suppute, invente… ce n’est pas au moyen d’outils qu’il a lui-même forgés, mais de ceux déposés en lui tout au long de son éducation, de sa socialisation. Sur l’île, pas âme qui vive, certes. Mais dans son âme, il y a foule.
La « mutuelle dépendance des hommes », comme dit Rousseau, ne borne pas au fait que le boulanger fasse du pain et le menuisier des meubles… Elle s’instaure dès que chacun commence à vivre et se poursuit à mesure qu’il est éduqué. Elle ne cesse pas. Ni sur l’île déserte, ni dans les chambres où nous sommes seuls, dit-on.
M.
Venue d’Israël, une nouvelle qui réconforte. Le Figaro annonce ce matin une « percée significative » de l’Institut de Recherche Biologique (IIBR) de Ness Ziona. Il est parvenu à isoler un seul anticorps clé, donc plus performant, pouvant « neutraliser » le virus de façon beaucoup plus ciblée. La formule de l’anticorps devrait dans un premier temps être brevetée, avant qu’un fabricant mondial ne soit sollicité pour une production à grande échelle. Il est préférable d’attendre confirmation pour éviter toute déception. Mais, déjà, la case espoir s’agite et vibre.
Il m’arrive parfois de penser, d’espérer, que, si la recherche aboutit, ces quatre derniers mois pourraient n’avoir été qu’un grand cri d’effroi – image lancinante du Cri de Munch – poussé par l’humanité se rappelant soudain sa fragilité, dans une prise de conscience éclair, avant de refermer la parenthèse insoutenable et d’oublier. L’oubli comme condition de survie, comme condition du vivant.
J’avoue que le débat de l’heure autour de l’application numérique de traçage Stop Covid, pour l’instant différée jusqu’en juin, me laisse perplexe. Moi qui suis une parano des réseaux sociaux, qui ait toujours refusé d’être sur Facebook, Instagram ou autre Whatsapp, je comprends les inquiétudes de ceux qui craignent ce « traçage de masse » et ces captures de données, même à des fins de protection sanitaire.
Mais j’ai aussi le sentiment que, « en temps normal », sans virus, dans le monde pressé, nous sommes tous beaucoup moins frileux sur la question, dans l’usage de nos smartphones et nos outils géolocalisés, dans l’abandon sans rechigner et sans retenue de nos données. Sans doute parce que, dans ces cas-là, le débat est déjà clos, la partie déjà jouée, et perdue.
Mercredi 6 mai
R.-P.
Des psychiatres le constatent : les délires se multiplient. Y compris chez des sujets jeunes et sans antécédent. Enfermement, informations anxiogènes et rumeurs détériorent psychiquement les moins solides.
De façon globale, les psychologues soulignent de nombreux processus dépressifs, et plus généralement les méfaits indéniables du confinement prolongé.
On ne saurait oublier les commissariats de quartier, enregistrant une hausse des plaintes pour violences conjugales, les services sociaux, notant l’accroissement des maltraitances de toutes sortes, les cabinets d’avocats, recevant de plus en plus de demandes de divorces.
Ces désastres ne font pas forcément la une. Les titres ne parlent que du virus, des mesures de déconfinement, de leurs cartes, de leurs masques.
Personne ne semble demander ce que vont devenir les exaspérations accumulées en silence au long de ces semaines et de ces mois. Que peuvent donc produire ces douleurs fermentées ?
Sans doute beaucoup d’entre elles seront vite dissoutes par le retour des gestes normaux. Il devrait pourtant en subsister une quantité inhabituelle. Avec, un jour, quels parcours invisibles, quelles conséquences inattendues ?
Il est possible qu’on voie resurgir ces colères, à l’air libre, ici et là, transformées.
La crise sanitaire masque encore ce qui s’annonce de cataclysme économique et de chaos social. Tout le monde semble n’avoir en tête que liberté retrouvée, déconfinement attendu. Rien d’étonnant, bien sûr – l’anticipation n’est pas vraiment le point fort de notre époque.
Malgré tout, je vois mal comment faillites en masse, échanges ralentis, finances en berne ne provoqueraient pas une immense et sans doute longue misère. Et quand elle apparaîtra, dans sa violence et son ampleur, certains de ceux qui ont aujourd’hui les nerfs à vif n’auront sûrement pas cicatrisé.
Dégâts psychiques, économiques, sociaux, et donc politiques, composent pour bientôt un cocktail explosif.
On connaît la malédiction qui frappe Cassandre : elle voit l’avenir, mais personne ne la croit, même parmi les siens. Le rôle est devenu classique. Je ne suis pas certain d’avoir envie de le jouer.
M.
Comme je craignais que la batterie de ma voiture soit à plat après un si long arrêt, j’ai décidé de faire un double tour de mon quartier pour vérifier. Et là, sensation étrange de la conduite, sans doute ce sentiment de mouvement retrouvé, une liberté, et aussi cette impression de diriger quelque chose, alors que depuis plus deux mois nous sommes statiques et soumis à toutes les contraintes du sur place. Un peu comme dans ces pubs pour voiture où le monde glisse, vole, nous porte dans un habitacle enchanteur. Sur deux kilomètres. Retour maison.
Rapide observation à la fenêtre : la majorité des passants ne porte aucun masque. Je me demande par quel miracle la prise de conscience de sa nécessité pourrait advenir dans exactement cinq jours. Je me demande aussi ce qui explique une telle indifférence à l’injonction sanitaire. Est-ce le manque récurrent de masques ? Le doute sur son utilité ? Son côté inconfortable, impraticable ? Refuser le masque, c’est dire non à qui ? Un défi lancé à quoi ? Au gouvernement ? Au virus ? Aux autres ? Quelle autorité fantasmée s’agit-il de contrer à travers ce refus insidieux mais têtu ? Est-ce fondé sur un pari que l’on se fait, à partir de probabilités incalculables, sur le fait d’être hors d’atteinte ? Sur la croyance dans une protection magique, mais venue d’où ?
Une chose est sûre : la négligence d’Emmanuel Macron, apparu hier à l’écran, en visite dans une école, touchant et déplaçant son masque de la pire des façons, n’aidera pas à l’exemplarité.
A J-5, la peur du déconfinement s’amplifie. Tous tiraillés entre la lourde lassitude des semaines passées et l’inquiétude sur la suite, qui rend chacun comptable de la vigilance des autres tout autant que de la sienne. Une forme de solidarité paradoxale, tout en évitement. Je reste sceptique mais ferai ma part.
Jeudi 7 mai
R.-P.
La prochaine étape va bientôt commencer. Dans la crainte, l’incertitude et l’espoir. Dans un curieux mélange de libération et de résignation, de tâtonnements et de fragile confiance, de défiance générale et de désir d’en sortir.
Plus que jamais, apprentissage des sentiments mêlés. Avancer pas à pas. S’effrayer, oublier, espérer, recommencer. Se décourager, s’encourager, s’emberlificoter.
Il est simpliste d’imaginer une victoire, franche et nette – comme si le virus, soudain terrassé, laissait le champ libre. Simpliste aussi de croire à l’effondrement général, au chaos insurmontable, même si beaucoup y trouvent leur fonds de commerce auprès de crédules suffisamment déboussolés pour acheter leurs fables.
Ce qui nous attend, je ne sais sous quelle forme exactement, est un labyrinthe, j’y reviens encore. Une mosaïque de transformations et d’ajustements, abandonnant certaines activités, renforçant d’autres, inventant de nouvelles. Un patchwork d’ancien et de nouveau, au terme de tensions multiples et de crispations inévitables.
Avenir indescriptible, tout comme bilan impossible. Et quand, un jour, des historiens feront les comptes, ils se chamailleront.
A mes yeux, ce qui ressort de ce premier volet de l’épidémie est que ce virus fonctionne comme un révélateur et un intensificateur. Il ne crée pas de situation entièrement nouvelle. Il fait voir à vif, fait saillir les angles et les contours, montre les failles. En même temps, il accélère et accentue. Cette visibilité aiguë et cet accroissement soudain de ce qui existait déjà constituent, en un sens, une nouveauté. Mais tout était déjà là, moins clair, moins fort.
Ce que le virus a donné à voir, c’est notre insouciance. La liste de nos inconséquences sera-t-elle jamais complète ? Les risques de pandémie étaient connus, les rapports rangés dans des tiroirs. L’affaiblissement des hôpitaux était notoire, les cris d’alarme se perdaient dans le vide. La détresse des plus vieux, des plus pauvres et des plus faibles était patente, elle finissait sous le tapis, rendue invisible, avec les miettes.
Ce n’est encore que la part émergée de l’iceberg. Car la pandémie exhibe aussi la faiblesse des convictions, la fragilité des valeurs, l’abandon des exigences. Certes, elle a exacerbé des dévouements, fortifié des solidarités. Bien sûr, elle a suscité, et suscitera, inventions, recherches, héroïsme même. Mais la cacophonie et l’errance l’emportent. Elles dominent presque tout, en compagnie de la bêtise fière d’elle-même, flanquée de ses rejetons, qui se nomment haine, crédulité, vengeance et barbarie.
Une fois encore, tout était déjà là. Mais on voit mieux. Et tout va plus vite.
Ce qu’intensifie le virus est considérable. Là aussi, la liste ne peut être exhaustive. Les inégalités, sous presque toutes leurs formes, s’aiguisent et s’accroissent. Selon les revenus, l’éducation, la région, l’âge, la couleur de peau, le genre, l’état de santé, le poids… Déterminisme génétique et déterminisme social s’entrecroisent pour engendrer des destins dissemblables.
Ce qui vaut pour les individus vaut aussi, mutatis mutandis, pour les régions du monde, les équilibres géopolitiques, les balances commerciales, la répartition des richesses, la carte des pauvretés et celle des famines… Rien ne devrait être bouleversé de fond en comble, mais les distances existantes risquent de se creuser.
Le « déjà là » devient un « plus encore ». Facile à constater, par exemple pour le règne des écrans, qui finit d’asseoir sa domination et pour le mal-être et la dépression du commun des mortels qui ne voit plus quel est le sens de son existence ni de l’ensemble de ce qui l’entoure, enfin pour la distance entre les corps, qui se touchaient déjà bien peu, et le font de moins en moins.
M.
Des ronds blancs pour l’emplacement des pieds, des rectangles, des lignes, tracés à la hâte partout dans la ville, sur le sol. Une nouvelle topographie urbaine s’instaure pour délimiter nos emplacements distanciés de déconfinés, éventuels candidats au virus. Et ici il ne s’agit pas de tenter de mettre les ronds dans les carrés. Certains disent « c’est comme chez Ikea ». Je me dis que c’est un mini cauchemar orwellien. Comme un téléguidage, une assignation de nos positionnements, de nos postures. Une circulation à pied signalisée. Bien sûr, des systèmes de caméra de surveillance existent déjà dans la plupart des grandes villes, généralement invisibles et oubliées par nous, alors pourquoi cette nouvelle inquiétude ? Est-ce un degré de plus dans notre acceptation et notre participation à cette mise sous contrôle pour notre bien, même à l’arrêt de l’autobus ? Ou un simple sacrifice nécessaire et pragmatique pour déjouer ce virus qui fait le malin ?
3 772 367 cas confirmés, 264 189 morts, selon le Johns Hopkins Resource Center. Pas un visage, juste quelques lignes chiffrées. On note, on s’habitue, on se tait. Soumis au réel. On rêvait de l’avoir domestiqué, mis à sa main, il s’exprime, imperturbable, et élimine d’une pichenette l’escarbille de nos prétentions humaines.
Dès lors, sortir ou ne pas sortir dans quatre jours devient une sorte de pari que l’on se fait à soi-même. Un mélange grossier d’a priori et de croyances, un quitte ou double mâtiné d’éléments d’informations incertaines et pour l’heure invérifiables.
Il ne s’agira pas juste d’aller faire une course ou de prendre l’air mais, chaque fois, d’emporter avec soi son bagage d’appréhensions et de désirs contradictoires, de peurs, d’ignorance, d’instinct vital, toutes ces équations dont nous sommes chacun tissés, remisées au vestiaire pendant ces deux longs mois immobiles. On the road again.
Vendredi 8 mai
R.-P.
Qu’allons-nous faire de ce journal ? Envie de l’arrêter, parce qu’une page se tourne. Et aucune vocation à le poursuivre indéfiniment. Monique a d’autres choses à faire, moi aussi. Nous avons aussi en tête un nouvel essai à quatre mains, qui nous semble répondre à certaines questions de l’heure.
Au départ, en rédigeant ces pages, nous n’avions d’autre projet que de garder trace du parcours, de tenter d’y voir un peu plus clair dans nos perplexités, si l’on peut dire.
Au fond d’un tiroir ? Pour quelques proches et amis ? Finalement, nous avons résolu de mettre ces pages en ligne, sur mon site, pour qui voudra, comme une parenthèse à la mer. Il se pourrait que quelques phrases parlent à quelques-uns. Cela suffirait.
Il y a vingt ans, j’écrivais 101 expériences de philosophie quotidienne. Ce livre, avec ses très nombreuses traductions, a changé bien des choses dans ma vie. C’est grâce à lui que j’ai rencontré Monique, et que nous avons, depuis, vécu mille et une expériences.
Depuis le début de l’épidémie, j’ai plusieurs fois soutenu l’idée que le coronavirus nous fait vivre une expérience philosophique gigantesque, à la fois planétaire et multiforme. La cerner et la décrire, dans toute son ampleur et sa diversité, est évidemment exclu.
Mais il m’a paru possible d’ajouter à mes anciennes expériences deux ou trois dispositifs conçus pour aujourd’hui. Voici le premier.
Draguer déconfiné
Matériel : gel, masque, tests Covid
Durée : à préciser
Effet : compliqué
Vous lui avez offert une giclée de gel, parce que tout le monde peut avoir oublié le sien. Et vous avez remarqué ses doigts fins… Vous avez échangé des sourires, en tout cas des clins d’yeux, parce que sous le masque vous ne pouvez voir ses lèvres. Aussitôt, chacun a repris la bonne distance. Mais rien qu’au regard, au port de tête, à la gestuelle, la présence de vos désirs s’est imposée avec évidence.
Peu importe votre genre, peu importe celui de l’autre, désormais quantité de questions sont les mêmes. Questions pratiques, sanitaires, médicales, sexuelles et sociales en même temps.
Par exemple :
- Comment garder son masque, ou à quelles conditions l’ôter ?
- Peut-on, doit-on ôter son masque dès le premier soir ?
- Quels tests vous garantissent de quoi ?
- Evoquer ses souvenirs du confinement, est-ce habile, maladroit, débile ?
- Y a-t-il une appli qui permette de sécuriser les rencontres ?
- Le Covid est-il sexuellement transmissible ?
- La question précédente a-t-elle un sens ? Si oui lequel, si non pourquoi ?
- Quelles sont les différences entre un bal masqué et une rencontre avec masques chirurgicaux ?
Le jeu consiste à trouver des réponses à ces questions qui ne se posaient pas dans le temps d’avant, à inventer d’autres questions pour la suite.
Jusqu’au moment où, sans doute, on oubliera, on se contentera de rire ou de pleurer, de temps à autre, des souvenirs des mois sombres.
A condition de n’avoir pas eu la malchance d’attraper le virus, de développer une forme grave, et de se retrouver au cimetière, et dans les statistiques, minoritaires, des gens encore jeunes, en bonne santé, mais foudroyés.
Ce qui donne à la drague déconfinée, à votre choix, son parfum de risque ou d’angoisse. Il se pourrait que rien ne protège, en fait, de ce sentiment ambigu.
M.
J-3, l’excitation monte. On le sent dans l’air, comme un piaffement : programmation de rendez-vous chez le coiffeur, chez le médecin, invitations à déjeuner, appels de réparateurs de machines qui n’ont pas tenu leurs promesses quand on avait besoin d’elles, réunions des familles, sans compter la remise en route des réflexes professionnels pour prendre le pouls inquiet de nos avenirs respectifs. Attention, je ne parle pas ici de ceux de la zone verte face à ceux de la zone rouge : les libérés et ceux qui demeurent en zone occupée par le virus. Non, il s’agit de zone rouge et verte en chacun de nous, avec l’envie de foutre en l’air tous ces interdits récents et la crainte sourde du déconfinement, tout emmêlées. L’envie de vivre tout simplement, avec risques à notre appréciation.
Là encore, ce qui me frappe, c’est la part d’illusion, de croyances qui sature nos pensées à ces moments-carrefour. Il nous est demandé d’évaluer individuellement les risques ou la prudence de mise, comme si celui avéré du virus exigeait une attention plus grande que tous ceux inconscients pris chaque jour de notre vie sans virus. Comment allier risque et prudence, si ce n’est au cas par cas, au jour le jour, avec, incontournable celui-là, le risque de l’erreur ?
Ne serait- ce pas plutôt la grande illusion d’une vie sans risque qui serait à questionner, une vie synonyme de mort à l’intérieur même de la vie ? Cette illusion nous tient lieu de vade-mecum quotidien pour avancer sans avoir froid aux yeux. Elle n’est en réalité que le dernier rempart à défaire, avant l’ultime étape, le morceau de roi, l’acceptation de l’idée même de sa propre mort, tous risques bus.
Donc lundi prochain, il s’agira de reprendre le défi périlleux de vivre, d’en être à la fois heureux et lucidement inquiet.