« Whitehead », de Rémy Lestienne, et « Réactiver le sens commun », d’Isabelle Stengers
N’OUBLIEZ PAS WHITEHEAD !
Grand mathématicien, parfois, devient grand philosophe. La maxime vaut pour Platon, Descartes, Leibniz… entre autres. Elle s’applique également à Alfred North Whitehead (1861-1947), quoique d’une façon très singulière. Car ce théoricien de la logique, auteur avec Bertrand Russell du monument intitulé Principia Mathematica (trois volumes, 1910-1913), est devenu philosophe en prenant pour cible les usages néfastes de… l’abstraction mathématique.
Centrée sur la conception originale de la nature du temps chez Whitehead, mais offrant également une introduction à sa vie et à son œuvre, l’étude de Rémy Lestienne rappelle les étapes d’un parcours intellectuel exceptionnel. A 19 ans, le jeune homme arrive au Trinity College de Cambridge, temple britannique des équations. Il y travaille bientôt comme assistant, tout en étant membre des « Apôtres », confrérie secrète devenue célèbre.
Œuvres philosophiques majeures
Ensuite, sa carrière universitaire le conduit à Londres, enfin à Harvard, à partir de 1924. Il y arrive à 63 ans et y reste jusqu’à sa mort. Cette dernière partie de sa longue vie est marquée par la publication de ses œuvres philosophiques majeures, notamment Procès et Réalité (1929 ; Gallimard, 1995). Cette notion de « process », difficile à traduire, est au cœur de la pensée de Whitehead. Elle désigne « le roulement incessant de la nature », le fait que rien n’existe si ce n’est dans la durée, l’évolution, le « croître ensemble », les relations et leur interdépendance.
C’est bien en critiquant l’abstraction que Whitehead aboutit à sa perspective métaphysique, qui veut articuler, et même « souder », les multiples éléments d’une réalité en perpétuel mouvement. Or le point des mathématiciens est une abstraction, l’instant des physiciens également. Ils représentent des éléments uniques, isolés les uns des autres. Au contraire, la réalité est perpétuellement mobile, complexe, hétéroclite, à la fois une et multiple. Sans cesse, elle entrelace et combine passé et présent, sensations et idées, humain et non-humain.
Rémy Lestienne, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de l’International Society for the Study of Time, souligne notamment ce qui rapproche la temporalité selon Whitehead de la durée chez Bergson, tout en l’éloignant des conceptions d’Einstein. Il montre ainsi très clairement combien, dans une réalité conçue comme processus et flux, le passé n’est jamais aboli. Au contraire, il travaille le présent et s’y transforme.
Whitehead dans notre monde en crise
De son côté, la philosophe Isabelle Stengers, grande lectrice de cette pensée de la solidarité de tous les aspects du monde, reprend sous une forme nouvelle le texte de son Whitehead et les ruminations du sens commun, publié en 2017 aux Presses du réel. Cette « version 2 » n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Isabelle Stengers transpose Whitehead dans notre monde en crise, sur les terrains de l’écologie, entre résistance aux OGM et décroissance. C’est intéressant, à condition toutefois d’être déjà convaincu que ces présupposés sont vraiment pertinents.
Très différentes, ces lectures de Whitehead ont pour point commun évident de rappeler combien cette œuvre demeure cruciale. Elle est exigeante, souvent difficile. Mais il est devenu impossible de négliger son projet de philosophie intégrale.