ÉCRIRE ENTRE ARCHIVE ET FICTION
Michel Foucault a inventé l’archive-fiction. Rien à voir, on s’en doute, avec la fabrication de faux documents. Traités médicaux, rapports de police ou coupures de presse, dans les textes scrutés, tout est authentique. La part de fiction réside dans l’engendrement d’un récit – souterrain, presque silencieux – qui se trouve enclenché par les rapprochements, juxtapositions et télescopages opérés dans les archives.
Par exemple ? En ouverture de Surveiller et punir(Gallimard, 1975), la description publiée par la Gazette d’Amsterdamdu supplice de Damiens – condamné en 1757 à être démantelé en public pour régicide – est véridique. Tout comme, quelques pages plus loin, ce règlement tatillon de la Maison des jeunes détenus précisant, en 1838, l’alimentation, les horaires et les travaux de chacun. Toutefois, en les mettant côte à côte, Foucault produit des « constructions fictives » comme il dit. Elles font comprendre d’emblée, de façon saisissante, ce qu’est la naissance de la prison et le changement profond du régime des peines : au lieu d’organiser le grand spectacle du pouvoir écartelant un corps, on œuvre en silence à la transformation des âmes.
Dès le début de son nouveau livre, Le dossier sauvage, Philippe Artières souligne cette singularité caractéristique de Foucault. Sans doute cet historien, directeur de recherches au CNRS, est-il bien placé pour en parler. Il a présidé le centre Michel Foucault, participé à l’édition de ses textes, dans la Pléiadenotamment. D’autre part, ses propres ouvrages inventent de nouveaux usages des archives, au carrefour de l’autofiction et de l’histoire, qui s’inscrivent à leur manière dans le sillage de la démarche foucaldienne.
Philippe Artières fait ici le récit de sa surprise, et de sa joie, quand Daniel Defert, le compagnon de Foucault, lui remet un jour un dossier contenant une cinquantaine de documents. Le titre, Vies sauvages,semble bien avoir été écrit de la main Foucault. Apparemment, un travail préparatoire, inconnu, nulle part répertorié. Que disent les archives ici rassemblées ? Elles parlent d’ermites, d’anachorètes, d’hommes vivant dans les bois.
Sont-ils des excentriques, des anormaux, des asociaux ? Ou bien des gens qui fuient pour résister, vivre autrement, ne pas être pliés par les villes, les techniques et leurs contraintes ? On suit par exemple, décrit tour à tour par des journalistes, des médecins, et par lui-même, l’étrange Laurent Lazaret, le « sauvage du Var », qui subsiste loin de tout sous le Second Empire. On découvre également, en suivant le cheminement de l’enquête, que le mathématicien Ted Kaczynski, né en 1942 à Chicago, est parti lui aussi vivre dans les bois avant de devenir « Unabomber », terroriste écologiste, aujourd’hui en prison. La question vive, sous-jacente à cette réflexion sur les « vies sauvages », devient donc celle de la résistance au monde contemporain et des « imaginaires à défendre », comme dit l’historien, qui sait aussi rêver.
Tous les documents sont authentiques. Mais Foucault n’a pas constitué ce dossier, lequel n’a, en fait, jamais été remis à personne… Ce n’est qu’un trompe-l’œil, un dispositif imaginaire, supposé donner à penser. Philippe Artières invente ainsi la fiction-archive. Les différences multiples, certainement sophistiquées, entre archive-fiction chez Foucault et fiction-archive dans ce livre peuvent prévisibles et ennuyeuses. On les épargne aux lecteurs.
LE DOSSIER SAUVAGE
de Philippe Artières
Gallimard, Verticales, 162 p., €.