L’ART DE GAMBADER
Qui donc sait encore définir les gambades ? Le terme n’étant presque plus en usage, on se souvient à peine de ce qu’il voulait dire. Petits sauts, entrechats, pas de côtés, voilà de quoi il s’agit. Des mouvements qui naissent quand la marche devient folâtre, se fait dansante et désordonnée. Pas étonnant que le terme évoque aussi les digressions imprévues, les passages du coq à l’âne. Ainsi Montaigne dit-il aimer « l’allure poétique, à sauts et à gambades », où la pensée aime à « se rouler au vent ». Quelque part dans sa correspondance, Voltaire avoue, entre rire et gravité, faire des gambades « sur le bord de (son) tombeau », et ajoute « comme tous les hommes »… Au croisement allégresse-nonchalance, la gambade réunit futile et sérieux.
Carlo Rovelli en sait quelque chose. Car ce physicien d’origine italienne, qui travaille aujourd’hui entre l’université d’Aix-Marseille et les États-Unis, n’est pas seulement un spécialiste éminent de la gravité quantique. C’est aussi un vulgarisateur hors pair. Sept brèves leçons de physique(publiées en 2014, traduites en français chez Odile Jacob en 2015), et L’ordre du temps(Flammarion, 2018) sont des modèles du genre. En outre, ce savant turbulent se promène également dans quelques quotidiens italiens où il tient chronique. Un bon bouquet rassemble aujourd’hui une cinquantaine de ces textes, sous le titre Ecrits vagabonds.
Les histoires de recueil finissent mal, en général. Mais il y a d’heureuses exceptions, par exemple les chroniques d’Umberto Eco. Ou celles-ci. On y rencontre en effet, comme dans un cabinet de curiosités à l’ancienne, quantité de remarquables étrangetés. Les propriétés affolantes des trous noirs, le chanoine belge méconnu qui inventa le Big Bang avant Hubble (Georges Lemaître 1894-1966) ou les paradoxes du temps sont presque des évidences. La conscience des poulpes, les relations de Winston Churchill et des sciences, celles de Newton et de l’alchimie le sont déjà moins. Comme figures de savants, célébrissimes ou méconnus, saisis dans des postures inattendues. Einstein, par exemple est convoqué pour la fécondité de ses erreurs, et le mathématicien Bruno de Finetti (1906-1985) pour avoir réintroduit l’incertitude dans les probabilités.
Nombre d’écrivains viennent les rejoindre, de Dante à Leopardi, sans oublier Nabokov, conservateur des lépidoptères au musée de Harvard, et classant des papillons en écrivant Lolita. Vagabonder en compagnie de Carlo Rovelli fait donc aller de découverte en découverte. On partager son approche lumineuse du plus grand logicien bouddhiste de l’Antiquité, Nâgârjuna, ou bien sa surprise de voir résister aux objections les raisonnements apparemment loufoques du philosophe David Lewis (1941-2001) sur La pluralité des mondes(L’Eclat, 2007).
L’unité du tout, parfaitement palpable, est moins commode à définir que les gambades. Dire qu’elle est faite d’intelligence et d’humour ne suffit pas. Ajouter goût de l’incongru, volonté de comprendre, conscience aiguë de nos limites est un peu mieux. Mais on ne saurait oublier l’ingrédient premier, dont toute la pâte est pétrie. Il se nomme l’étonnement. Cette manière ancienne et toujours actuelle de s’émerveiller des choses du monde conduit à s’interroger sur leur pourquoi. A son sujet, Aristote disait déjà que « la philosophie n’a pas d’autre origine ». Chez Rovelli, l’art de gambader non plus.
ÉCRITS VAGABONDS
de Carlo Rovelli
Traduit de l’italien par Sophie Lem
Flammarion, 342 p., 21 €.