La convergence des discriminations
Le sexisme est une forme de domination et de mépris générateur de haine. Le racisme en est une autre. L’homophobie également. Mais comment comprendre, et comment combattre, leurs entrecroisements ? Dans la vraie vie, en effet, les catégories ne sont ni homogènes ni étanches. Par exemple, être à la fois femme, noire et homosexuelle, c’est vivre à l’intersection de trois discriminations. Or leur combinaison n’est prise en compte par aucune des luttes déjà socialement constituées. Ainsi est apparue, il y a déjà trente ans, cette notion, désignée par un terme barbare, « intersectionnalité ». Elle a fait son chemin depuis, et connaît à présent une vogue croissante dans le petit milieu des contestataires. Il est inutile de rappeler son histoire, son intérêt, mais aussi ses illusions.
Tout a commencé en Californie, à l’école de Droit de l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles), où la juriste Kimberlé Williams Grinshaw a forgé le mot et l’idée, à la fin des années 1980. Elle est partie de ce qu’elle constatait dans les tribunaux américains. Quand des femmes noires déposaient plainte pour discrimination sexuelle, elles étaient déboutées au motif que d’autres femmes, non noires, ne subissaient rien de comparable. Et si elles déposaient plainte pour discrimination raciale, elles étaient déboutées aussi, cette fois au motif que d’autres noirs, les hommes, ne rencontraient pas ce problème. En fait, c’était bien en tant que « femmes noires » qu’elles se trouvaient victimes de diverses persécutions. La thématique de l’intersection était née.
Elle s’est développée aux Etats Unis au sein du « féminisme noir », notamment avec les travaux de Patricia Hill Collins, auteur de Black Feminist Thought, avant de gagner l’Europe et ses départements de sociologie au cours des années 2000, en se combinant aux combats des minorités sexuelles et aux théories du genre. A mesure, l’intersectionnalité a révélé quelques vertus et avantages non négligeables. Elle défait les blocs monolithiques des catégories trop simples, faussement solides : « hommes » et « femmes » ne sont pas des ensembles consistants, pas plus que « blancs » et « non blancs », « hétéros » et « homos ». La notion exige donc d’affiner l’analyse des exclusions, de sortir des schémas établis, de se rendre attentifs à la singularité des situations, de combiner les éléments « macro » et « micro » des données sociales. Aux yeux de ses partisans les plus résolus, elle favoriserait aussi la mythique « convergence des luttes », en organisant circulation et solidarité entre quantité de revendications distinctes, faisant de causes particulières autant de causes communes.
Tant de bienfaits semblent largement surestimés. Sans nier l’intérêt de l’intersectionnalité, force est de reconnaître que sa signification demeure très floue, ses applications souvent fumeuses. Admettons que ce soit là une qualité, parce que cette imprécision incite à des inventions multiples. Il n’en reste pas moins, que l’idée est d’une banalité extrême, ce qui est plus embêtant. Car depuis toujours la réalité sociale n’est composée que d’intersections entre catégories, groupes, communautés, appartenance de toutes sortes. On peut être à la fois hétérosexuel, buveur de bière, fétichiste et protestant, ou bien transgenre, écologiste et tchécoslovaque, sans que pareils destins doivent faire l’objet d’aucune extase particulière.
En fait, ces discours donnent souvent le sentiment d’enfoncer obscurément des portes ouvertes en s’émerveillant d’y parvenir. Ils s’étonnent sans doute eux-mêmes de commencer à craqueler la vieille chape de plomb de la conception marxiste de la domination. Si l’on peut s’en réjouir, il y a lieu aussi de s’inquiéter de certaines conséquences. Car, en s’imaginant que toutes les luttes sont connectées ou connectables, il arrive à certains activistes de l’intersectionnalité d’apporter leur soutien au pire communautarisme islamiste.
Enfin, si l’on voulait utiliser partout cette notion, il faudrait évidemment l’appliquer aussi aux exactions, exclusions, stigmatisations dont les élites, les dirigeants politiques, les journalistes, les gens de culture deviennent aujourd’hui les objets. Quand un groupe de forcenés tente d’empêcher Alain Finkielkraut d’intervenir à Sciences-Po, leur volonté de terreur s’exerce sur un mâle blanc, vivant à l’intersection des intellectuels, des défenseurs des libertés républicaines, de la communauté juive. La domination n’est pas que l’affaire des riches. La persécution n’est pas l’apanage des capitalistes. Il y a des intersections partout, et ce n’est pas une découverte.