Comédie du pouvoir, pouvoir de la comédie
C’était une fiction, c’est devenu une réalité. Un spectacle discret, à diffusion locale, vient de se transformer en fait politique aux conséquences potentiellement mondiales. Un humoriste élu triomphalement président de l’Ukraine, conformément au scénario qu’il avait tourné… cet étrange événement exige éclaircissements et interrogations.
Rappel des faits. En 2015, Serviteur du Peuple, série télévisée écrite et interprétée par Volodymyr Zelensky, rencontre dans son pays un succès colossal. Elle met en scène un petit professeur inconnu, qui se met en colère dans sa classe. Il dénonce la corruption, l’incompétence des dirigeants, clame que s’il était président, ne fût-ce qu’une semaine, il balaierait cette engeance et réveillerait le pays. Des élèves le filment à son insu, mettent la vidéo sur YouTube. Elle devient virale et le professeur est élu à la tête du pays. Voilà pour la comédie.
Elle vient de s’imprimer, pratiquement à l’identique, dans l’histoire réelle cette fois. Volodymyr Zelensky, acteur et scénariste, est effectivement, depuis le 21 avril dernier, le nouveau président de l’Ukraine. Il a été élu avec 73 % des voix, après être arrivé en tête, au premier tour, avec un score double de celui du président sortant Petro Porochenko. 45% des jeunes de moins de 25 ans ont voté pour lui. Le comédien a conduit son personnage au pouvoir.
Pareil événement est sans précédent. Certes, l’acteur Ronald Reagan est parvenu à la magistrature suprême aux Etats-Unis. Par ailleurs, bon nombre de visages connus de Bollywood ont entamé en Inde des carrières politiques, Coluche en France rêva un temps des présidentielles, et l’humoriste Beppe Grillo est pour beaucoup dans l’ascension du mouvement Cinq Etoiles en Italie. Pourtant, cette fois, il ne s’agit pas uniquement du passage d’un comédien d’une scène de spectacle à la scène politique. La nouveauté réside dans la duplication, à peu près parfaite, d’une fiction télévisée dans l’histoire réelle. Si l’on ajoute que l’Ukraine est évidemment un pays charnière de la géopolitique contemporaine, on conclura que la situation est sans équivalent.
Elle soulève évidemment des interrogations stratégiques : quelles relations ce comédien-scénariste-président, hors codes et hors normes, va-t-il entretenir avec Vladimir Poutine ? Avec Donald Trump ? Aux géopoliticiens experts de scruter ces questions. Je me borne à demander si, dans la proximité multiséculaire de la comédie et du pouvoir, cet événement s’inscrit dans la continuité, ou bien marque une rupture.
Il est tentant de n’y voir que la poursuite de l’immémoriale parenté rapprochant théâtre et politique. Le pouvoir, en générant sa mise en scène, finit par se confondre avec elle. Platon la soulignait déjà, Néron l’incarnait jusqu’à la caricature. Quantité d’analyses classiques – de Montaigne à Pascal, en passant par Machiavel – insistent sur ce fait : les signes fabriquent le pouvoir plus encore qu’ils ne le représentent. Fastes, mise en scène, protocole, défilés, images et symboles ne seraient pas les indices d’une réalité résidant ailleurs. Plutôt les incarnations mêmes d’un pouvoir que rien ne distingue de son décor. La couronne fait le roi. Les motards font le président. Rien ne changerait donc.
Et pourtant, la nouveauté, cette fois, est que la comédie se mue en puissance, contre toute attente, à rebours des processus répertoriés. Le scénario passe de la fiction au réel, suivant des chemins nouveaux. Parmi ces voies inattendues, l’implication massive des jeunes, l’impact des réseaux sociaux (Zelensky a quatre millions de followers sur Instagram), sans oublier un fort « dégagisme » engendré par la corruption, et une bonne dose de populisme, voire de démagogie (le salaire promis aux professeurs pendant la campagne est de 4 000 €, ce qui bien plus fastueux en Ukraine qu’en France). Chercher à savoir ce qui l’emporte, du réel qui devient fiction ou de la fiction qui se fait réalité, est un dilemme compliqué. Shakespeare paraît avoir la solution, et le mot de la fin. Dans Comme il vous plaira, il fait dire à Jacques : « Le monde entier est un théâtre, et les hommes et femmes sont simplement des acteurs ». Si tout est comédie, alors la question ne se pose plus. Voilà sans doute une vérité, mais c’est aussi une réponse bien trop simple. Car il nous reste plutôt à concevoir les nouvelles règles du jeu, en plein chambardement, entre le théâtre et le monde, la comédie et le pouvoir, la fiction et la réalité.