Vainqueur par chaos
« Quand on philosophe, il faut descendre dans l’antique Chaos et se trouver bien là. » Wittgenstein l’a dit. Alexandre Jollien* le rappelle, mais il transforme la portée de cette proposition. Car la descente, pour lui, ne consiste pas à plonger sous les usages habituels des mots. Son chaos est celui des pulsions, des angoisses, de l’abandon, du mépris de soi. Et « philosopher » ne veut plus dire démontrer ou démonter des échafaudages conceptuels. C’est bien plus : s’extirper des tourments d’un corps atteint, accéder à une forme de sérénité. Bref, devenir sage.
Mais comment ? En suivant quel chemin ? Au long d’une vingtaine d’années et d’une dizaine de livres, depuis Eloge de la faiblesse (Cerf, 1999) jusqu’à Vivre sans pourquoi (Seuil/L’Iconoclaste, 2015), en passant par Le Philosophe nu (Seuil, 2010), ces questions taraudent Alexandre Jollien. Il expérimente, tâtonne, tombe et repart, mettant ses pas dans ceux de Marc Aurèle, de Spinoza, de Nietzsche, de maîtres bouddhistes. Entre autres…
Sa singularité : tenter de vivre leurs enseignements, au lieu de se contenter de les lire. Les exercices spirituels, pour lui, ne sont pas un genre littéraire, mais bien un entraînement réel, physique et affectif, une endurance quotidienne. Il désire la sagesse en acte, comme guérison, comme « grande santé », comme salut. Et il ne fait pas semblant.
Ce qui explique l’attachement de multiples lecteurs. Si étranges en effet que soient ses itinéraires, ses expérimentations, parfois même ses découragements, tous sont marqués au sceau de la sincérité. Celle-ci prend dans son nouveau livre, La Sagesse espiègle, une teinte plus sombre que le titre ne le laisse supposer. Car elle n’est pas très joyeuse, cette descente dans la dépression, le désespoir, l’addiction sexuelle. Le chercheur de sagesse s’y débat comme il peut, vite persuadé de son impuissance : « J’ai lu des tonnes de philosophes. J’ai médité des heures durant, mais rire et aimer au cœur du chaos, je n’y suis jamais parvenu. »
Un immense bordel
Le secret, s’il existe, est évidemment de se hisser, ou de se laisser glisser, jusqu’au point où ce rire devient possible. Sur le chemin, désillusions, arrêts, départs. Comme bâton de marche, la phrase d’une amie bouddhiste au milieu d’un déménagement (« C’est le bordel, mais il n’y a pas de problème ! »), qui devient la description exacte de l’existence.
La vie n’est qu’un immense bordel, à nous de ne pas y voir un problème, ce qui exige une ascèse constante, la plupart du temps vouée à l’échec. Mais pas toujours, comme le montre le récit attachant que livre Alexandre Jollien de ses pérégrinations en lui-même, de ses voyages dans les relations aux autres. Le texte est double, juxtaposant réflexions sur le chemin de sagesse et confessions d’une addiction, avec rendez-vous fixes sur le Web et dans quelques lieux réels – façon Docteur Jollien et Mister Skype.
L’idéal ? Ne plus éprouver le chaos du monde comme effrayant, se défaire même de l’idée qu’il serait utile d’en sortir, puisque ce prétendu chaos, en fait, n’entrave rien. Resterait à savoir d’où viennent pareilles exigences. Pourquoi donc rêve-t-on, follement, d’être sage ? Faut-il véritablement se consacrer à pareille quête ? Le Zarathoustra de Nietzsche avait signalé le danger : « Eloignez-vous, de peur qu’on ne vous enseigne qu’un sage est aussi un fou. » Cette fois, au contraire, s’approcher vaut la peine.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.
* Alexandre Jollien est chroniqueur au « Monde des livres ».