Valls ou le nouveau nomadisme en politique
La candidature de Manuel Valls à la mairie de Barcelone suscite des réactions étonnées, perplexes, voire carrément acerbes. Certains se fâchent, d’autres haussent les épaules. Plus rares sont ceux qui lui rendent hommage. Selon le conseil bien connu de Spinoza, au lieu de rire ou de pleurer, mieux vaut s’efforcer de comprendre. Au-delà d’un cas individuel et de circonstances locales, cette trajectoire incite à réfléchir. Car elle suggère quelles mutations politiques s’esquissent en Europe.
Au premier regard, le cas paraît unique. Evidemment, il n’est jamais arrivé qu’un ancien premier ministre français soit candidat à un poste de responsabilité dans un autre pays européen. En outre, la spécificité de Manuel Valls dans le paysage politique national est forte. Et contrastée : son échec aux primaires de la gauche, son élection très serrée à un siège de député ont presque fait oublier son envergure d’homme d’Etat.
Elle est pourtant attestée par quelques hauts faits. Par exemple, n’avoir jamais cédé face aux abjections de Dieudonné. Et surtout avoir prononcé, le 13 janvier 2015, devant une Assemblée nationale l’acclamant debout, le discours le plus puissant de la Cinquième République. Cette parole de vérité rarissime disait enfin sans ambages le pays en guerre contre le terrorisme islamiste, les ennemis venant du dedans, l’essor d’un nouvel antisémitisme, né dans les cités, longtemps dénié, inefficacement combattu.
Dans le paysage européen, l’exception constituée par Barcelone et la Catalogne ne semble pas moindre. Les conflits aigus au sujet de l’indépendance, le clivage profond de l’opinion, le retrait massif des banques et des sièges d’entreprises ont créé une situation sans équivalent. Pour toutes ces raisons, il peut paraître hasardeux de tirer de ces particularités des enseignements qui les dépassent. Et pourtant, cette candidature ne parle pas uniquement de Barcelone, ni seulement de Manuel Valls.
Elle ressemble, à sa manière, à bien d’autres trajectoires que l’on a aujourd’hui oubliées. Celles des « princes » qu’observa Machiavel, quand ils briguaient le pouvoir dans les Cités italiennes de la Renaissance. Ces ambitieux, le plus souvent, n’avaient pas fait carrière dans la ville qu’ils désiraient gouverner. Ils débarquaient, séduisaient, manoeuvraient, guerroyaient, perdaient ou gagnaient. On pense aussi aux gouvernants des multiples principautés allemandes de l’Âge classique. Ceux qui arrivaient à leur tête n’étaient pas nécessairement des gens du cru. Toutefois, il faut remarquer ceci : pareils va-et-vient politiques prenaient place dans des nations morcelées, où se juxtaposaient des unités politiques bien plus restreintes que les Etats contemporains, dans une Europe qui n’était encore ni unifiée ni même construite.
Ce cas nouveau de mobilité politique indique-t-il, à bas bruit, le nouveau morcellement de l’Europe, l’amorce de sa fragmentation en unités plus petites ? Il faudrait alors lire l’arrivée de Manuel Valls dans l’histoire Barcelone tout autrement. Au lieu d’être une aventure personnelle et contingente, elle parlerait des tensions vives qui travaillent les régions, des craquements qui se font entendre dans l’Union, des solutions à inventer pour tenir ensemble la satisfaction des désirs d’autonomie, l’unité des Etats et la communauté européenne. Finis, les blocs figés. Les unités politiques ont désormais des contours fluctuants. Vue sous cet angle, l’exception révèle une tendance forte.
Elle se combine à une autre : la flexibilité croissante des parcours politiques. Fini, le temps des plans de carrière dans les allées du pouvoir. On ne compte plus les anciens ministres reconvertis dans des cabinets de conseil ou des ONG. Inversement, de nombreux cadres ou dirigeants sont récemment devenus députés, et sans avoir en tête de l’être toujours. Cette porosité entre l’exécutif et les milieux d’affaires évoque plutôt les analyses de Saint-Simon, au XIXe siècle, que celles de Montesquieu au XVIIIe siècle. Elle montre là aussi l’émergence d’une forme nouvelle de fluidité, de nomadisme politique, qui n’en est sans doute qu’à ses débuts.
Reste à savoir si la démocratie y gagne, ou si elle y perd. Quand les responsables changent de place, géographiquement ou professionnellement, le bien commun, les libertés, l’autorité de l’Etat sont-ils mieux garantis ? Ou moins bien ? Les réponses s’esquissent à peine. Mais ces questions, dorénavant, sont posées.