Y a-t-il des bulles en politique ?
Tout le monde connaît les bulles en économie. L’une des premières, et des plus célèbres, remonte à 1634. Cette année-là, sur le marché d’Amsterdam, les bulbes de tulipe devinrent l’objet d’une spéculation effrénée. Un oignon acheté 125 florins pouvait se revendre 3 600. Le total des transactions atteignit dix millions, le double des montants souscrits pour la Compagnie des Indes orientales. On inventa d’acheter sans capitaux à des vendeurs sans marchandises, et quelques bulbes s’échangèrent pour le prix d’hôtels particuliers. Quand vint le temps des récoltes et du retour à la réalité, les cours s’effondrèrent. Certains y laissèrent leur chemise. Mais les tulipes ont continué, jusqu’à aujourd’hui, à se cultiver, s’acheter et se vendre.
Qu’il s’agisse de cette histoire, ou bien de bulles immobilières ou encore d’envolées sur les marchés financiers, les mêmes ingrédients de base se rencontrent. On croit à des conditions favorables et durables. Des actifs sont surestimés, surcotés, sous l’effet d’une flambée d’enthousiasme. Une confiance exubérante et déraisonnable devient contagieuse. Plus ou moins vite, la bulle éclate, au prix de désillusions et de fortes pertes. La panique remplace l’euphorie. Pourtant, le résultat final n’est pas toujours le même : soit le marché perdure une fois assaini, soit il explose parce que la crise fut trop puissante, le marasme trop profond.
Ce schéma, appliqué à la politique, peut se révéler éclairant. Car il semble bien que des bulles s’y rencontrent également, selon des mécanismes à peu près analogues. Que l’on considère sous cet angle l’ascension fulgurante du macronisme. Ne fut-il pas paré soudainement de toutes les vertus, de toutes les audaces, de tous les espoirs ? Il allait rompre, nettement et durablement, avec le « vieux monde », la politique stérile, les clivages partisans, l’impuissance continuelle. Il allait rassembler les énergies, les bonnes volontés, mettre en œuvre les réformes que la France a si longtemps refusées ou reportées… Une bulle d’enthousiasme a conduit à faire confiance, intensément, à des capacités de renouveau. Sans doute furent-elles surestimées, bien au-delà de la situation politique réelle et des rapports de force effectifs.
C’est pourquoi ces dernières semaines ont vu s’effondrer le cours des ferveurs, et des doutes partout s’installer. Inutile de rappeler les éléments déclencheurs de cet éclatement, ils sont connus de tous, les dossiers se nomment principalement Benalla, Hulot, Collomb. Tous les observateurs soulignent combien ces fêlures provoquent trous d’air, turbulences et pertes d’équilibre dans la gestion du pouvoir. La confiance a chuté, la magie s’est dévaluée. Jeanne d’Arc, Jupiter et autres puissances tutélaires ont vu leur cote dégringoler. A tel point que des plans novateurs et des réformes importantes (pauvreté, santé, police) ne rencontrent plus l’attention qu’ils mériteraient.
Toutefois, mieux vaut se garder de conclure trop vite. Croire que ces crises viennent clore, déjà, l’expérience du macronisme serait une erreur. Que les oppositions s’y engouffrent est normal, mais un regard lucide doit s’en défier. En revanche, ne voir dans ces secousses que petits incidents de parcours serait un malentendu pire. C’est d’un tournant qu’il s’agit. Et d’un krach politique. Reste à prendre la mesure de son ampleur véritable, et à comprendre sur quoi il peut déboucher.
C’est là qu’il faut se souvenir des destinées multiples des bulles économiques. On observe en effet des scenarii différents selon leur taille, leur durée, leurs objets. Les répercussions de leur éclatement ne sont pas partout les mêmes. Elles vont du correctif qui assainit le marché au cataclysme qui le dévaste pour longtemps. Transposons à la situation politique. Soit le nouveau pouvoir traverse cette déflation des rêves, et se coltine aux réalités, une fois débarrassé des mirages qui entourèrent son ascension et son succès. En ce cas, le krach, même douloureux, peut se solder positivement. Soit le marasme s’installe et avec lui les spirales de l’effondrement, et la marée des populismes de toutes sortes.
La politique n’étant pas une science exacte, prédire la suite serait hasardeux. Isaac Newton, dont on oublie souvent qu’il était directeur de la Monnaie, le savait déjà. En 1720, après le krach de la Compagnie des mers du Sud, et la promulgation du Bubble Act (c’est là qu’on inventa le mot), il aurait dit : « je peux calculer les mouvements des corps célestes, mais pas la folie des gens ».