Pour une société protectrice de l’hypocrisie
Se souvient-on de Rousseau, de la Nouvelle Héloïse ? De cette lettre où Saint Preux, qui ressemble à Jean-Jacques comme un frère, a quitté Julie, la douceur du Léman, et découvre Paris ? Il s’offusque d’y voir tout un chacun promettre monts et merveilles à ses semblables sans jamais rien tenir. Qu’apprend-on, dans cette ville si policée, si aimable ? Rien qu’à « plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. » Bref à être hypocrite, c’est-à-dire inauthentique, artificieux, fourbe et faux.
Olivier Babeau, professeur à l’université de Bordeaux, pourrait faire se retourner Jean-Jacques dans sa tombe au Panthéon. Car il ose, carrément, faire l’éloge de l’hypocrisie. En toute franchise, si l’on ose dire. Il ne propose en effet aucun de ces éloges paradoxaux, fréquents de l’Antiquité jusqu’à Molière, où l’on jouait à célébrer le parasite, la mouche ou le tabac. Olivier Babeau plaide pour l’hypocrisie, vraiment : à ses yeux, elle ne constitue pas un défaut, moins encore un vice. Il s’agit, en fait, pour lui, du « socle même » de la société, de son assise. Et ce « fondement de la civilisation » se trouve aujourd’hui mortellement menacé par la dictature de la transparence.
Evidemment, quelques éclaircissements s’imposent. D’abord, c’est bien à une extension du domaine de l’hypocrisie, à un élargissement considérable de sa définition, que convie cet économiste libéral, pas vraiment politiquement correct, auquel on doit déjà, entre autres, La nouvelle ferme des animaux et L’horreur politique (Les Belles Lettres, 2016 et 2017). Hypocrisie, selon Olivier Babeau, est le nom du voile indispensable que nous jetons sur les incohérences du monde, le chaos des dissonances cognitives. Inventive et salvatrice, elle permet de naviguer, sans naufrage, entre les registres multiples de vérités que nous croisons, d’heure en heure. Au lieu de se heurter de front à leur incompatibilité, elle organise leur coexistence.
Tout repose, en fait, sur cette thèse philosophique : le monde est pluriel, disparate, impossible à maîtriser et à unifier. La ruse de la civilisation est donc d’amortir le choc, de maintenir du jeu, à tous les sens de ce terme, entre ces registres dépourvus de cohérence globale. En ce sens très large, l’hypocrisie prémunit donc contre le totalitarisme de la vérité. Elle préserve des espaces libres, permet aux individus de mener leur barque. « Sous le masque » – c’est ce que veut dire, étymologiquement, « hypo-crite » -, une vie personnelle peut se constituer.
Pourtant, son agonie semble déjà entamée. La visibilité sans faille qu’organise désormais le monde numérique annonce la fin de ces zones d’ombre, de ces flous et interstices où se lovaient les inventions libres. Bientôt, dans l’espace public, n’importe quelle caméra connectée dira qui vous êtes, ce que vous avez fait, dit, ou désapprouvé. Il se pourrait donc que cet éloge de l’hypocrisie fût déjà un éloge funèbre. Pour éviter le naufrage, Olivier Babeau n’a pas de remède-miracle. Il se contente, ce qui est déjà beaucoup, de mettre en lumière comment l’hypocrisie a été la grande protectrice de la société. Et il souhaite, somme toute, une société protectrice de l’hypocrisie. Voilà qui est suffisamment à contre-courant pour mériter attention.
ÉLOGE DE L’HYPOCRISIE
d’Olivier Babeau
Cerf, 312 p., 20 €